L’Apparition et le phénomène

L’apparition (le phénomène comme phénomène) n’est pas un phénomène

« Le phénomène comme phénomène n’est pas un phénomène »

Commentaire de Descombes (Le consensus humain…)

Commentaire de Kripke et Hume

Commentaire de Searle It’s parallelism, stupid !

L’amer Locke. L’esprit a-t-il un trou du cul ?

La matière et les forces ne sont pas des choses mais des abstractions

Une erreur de Pierce

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Hume

Kripke

Wittgenstein

Descartes

Quel est le sujet ? Hume et Kripke commettent, à quelques lignes de distance, la faute qu’ils reprochent à Descartes. La sensation n’est pas sensible, la perception n’est pas perceptible. La perception a le même statut que la Chimère ou l’Arlésienne. On en parle beaucoup, mais on ne les voit jamais.

 

A TREATISE of HUMAN NATURE

Being An Attempt to introduce the experimental Method of reasoning

into MORAL SUBJECTS

By David Hume

 

 

Traité de la nature humaine

traduit de l’anglais par Philippe Folliot (édition bilingue)

Livre I

Partie IV : Du système sceptique et des autres
systèmes philosophiques

 

Section VI : De l’identité personnelle

 

 

Il y a certains philosophes qui imaginent que nous sommes à tout moment conscients de ce que nous appelons notre MOI {SELF}, que nous sentons son existence et sa continuité d’existence, et que nous sommes certains, [d’une certitude qui va] au-delà de l’évidence de la démonstration, aussi bien de sa parfaite identité que de sa parfaite simplicité. La plus forte sensation {sensation} [et] la plus violente passion, disent-ils, au lieu de nous distraire de cette vue, ne font que l’établir plus intensément, et [elles] nous font considérer leur influence sur le moi, soit par leur douleur, soit par leur plaisir. Tenter de le prouver davantage, ce serait en affaiblir l’évidence, puisqu’aucune preuve ne peut être tirée d’aucun fait dont nous soyons aussi intimement conscients, et il n’est rien dont nous puissions être certains si nous doutons de cela.

 

Malheureusement, toutes ces assertions positives sont contraires à l’expérience même qu’on allègue en leur faveur ; et nous n’avons aucune idée du moi de la manière ici expliquée. En effet, de quelle impression {impression} cette idée pourrait-elle être tirée ? Il est impossible de répondre à cette question sans contradiction ni absurdités manifestes ; et pourtant, c’est une question à laquelle il faut nécessairement répondre si nous voulons que l’idée de moi passe pour claire et intelligible. Il faut [bien] qu’il y ait quelque impression qui donne naissance à toute idée réelle. Mais le moi, ou personne, n’est pas une impression, mais c’est ce à quoi sont supposées se rattacher nos différentes impressions et idées. Si une impression donne naissance à l’idée du moi, cette impression doit demeurer invariablement la même durant le cours entier de notre vie, puisque le moi est supposé exister de cette manière. Mais il n’existe aucune impression constante et invariable. Douleur et plaisir, chagrin et joie, passions et sensations se succèdent les uns aux autres, et ils n’existent jamais tous en même temps. Ce ne peut donc être d’aucune de ces impressions ni d’aucune autre que l’idée du moi est dérivée, et, par conséquent, une telle idée n’existe pas.

 

Mais encore, que doit-il advenir de toutes nos perceptions {perceptions} particulières selon cette hypothèse ? Elles sont toutes différentes, discernables et séparables les unes des autres, elles peuvent être considérées séparément, et elles peuvent exister séparément et n’ont besoin de rien pour soutenir leur existence. De quelle manière appartiennent-elles donc au moi, et comment lui sont-elles connectées ? Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à aucun moment, me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception . Quand mes perceptions sont supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. Si quelqu’un, à partir d’une réflexion sérieuse et sans préjugé, pense qu’il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne puis raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement sur ce point. Il peut peut-être percevoir quelque chose de simple et de continu, qu’il appelle lui-même, mais je suis certain qu’il n’existe pas un tel principe en moi.

Hume reproche, à juste titre, à Descartes de prétendre observer en lui un moi percevant, pensant et pérenne ; mais Hume prétend lui-même percevoir des perceptions ! Il est de ces gens qui prétendent avoir une sensation de bleu ou de rouge. Durkheim règle magistralement la question en parlant de Locke : ces gens n’ont en fait que l’idée de la sensation, de même que Descartes n’a que l’idée d’un moi observant. En toute rigueur, il pourrait dire : je peux douter de ce que je vois, mais je ne peux douter que je voie ; mais il ne voit pas pour autant la vision. La vision est invisible.

Le moi, lui, est observable, mais c’est, de ce fait, un objet comme un autre. C’est la thèse que défend Sartre dans De la Transcendance de l’ego en  1936 (toujours disponible chez Vrin)

 

Mais en écartant certains métaphysiciens de ce genre, je peux m’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un ensemble {bundle}, une collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes aux autres avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans faire varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue, et tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement. Il n’est pas un seul pouvoir de l’âme qui demeure inaltérablement identique peut-être pour un seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où différentes perceptions font successivement leur apparition , passent, repassent, glissent  et se mêlent en une infinie variété de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité en un moment, ni identité en différents moments. La comparaison du théâtre ne doit pas nous induire en erreur. Ce sont seulement les perceptions successives qui constituent l’esprit. Nous n’avons pas la plus lointaine notion du lieuces scènes sont représentées ♦♦ ni des matériaux dont il se compose.

ce qui apparaît, apparaît dans le monde et non dans « une sorte de théâtre » et non « dans l’esprit ». Tables et chaises font peut-être leur apparition, mais certainement pas des perceptions, des apparitions. L’apparition n’apparaît jamais, la perception n’est pas perceptible.

♦♦ il n’y a pas de représentations, il n’y a pas de scènes représentées, c’est l’apparition qui a lieu dans le monde, ce n’est pas le monde qui a lieu dans l’apparition. L’apparition n’est ni un sac, ni un théâtre ; on ne peur rien mettre dedans. Elle ne paraît jamais. Ce sont les apparaissants (en grec : les phénomènes) qui apparaissent. Les scènes apparaissent à leur place, c’est à dire dans le monde. Si théâtre il y a, c’est le monde.

Hume entend lutter contre la métaphysique du sujet cartésien, fort bien ; mais c’est pour tomber dans la métaphysique des représentations des perceptions et des sensations.

 

Qu’est-ce donc qui donne une si grande propension à attribuer une identité à ces perceptions successives et à supposer que nous possédons, durant le cours entier de notre vie, une existence invariable et ininterrompue ? Afin de répondre à cette question, nous devons distinguer l’identité personnelle, en tant qu’elle concerne notre pensée ou notre imagination, et cette identité, en tant qu’elle concerne nos passions ou l’intérêt que nous prenons à nous-mêmes. La première est notre présent sujet ; et pour l’expliquer parfaitement, nous devons envisager la question assez profondément et expliquer l’identité que nous attribuons aux plantes et aux animaux car il y a une grande analogie entre elle et celle d’un moi ou d’une personne.

 

Nous avons une idée distincte d’un objet qui demeure invariable et ininterrompu à travers une variation supposée du temps, et cette idée, nous l’appelons idée d’identité ou du même. Nous avons aussi une idée distincte de plusieurs objets différents existant successivement et liés entre eux par une relation étroite, et cela offre à un regard exact une notion de diversité aussi parfaite que s’il n’y avait aucune sorte de relation entre les objets. Mais, quoique ces deux idées d’identité et de succession d’objets reliés soient en elles-mêmes parfaitement distinctes, et même contraire, il est certain que, pourtant, dans notre manière courante de penser, nous les confondons généralement l’une avec l’autre. L’action de l’imagination par laquelle nous considérons l’objet ininterrompu et invariable, et celle par laquelle nous réfléchissons à la succession d’objets reliés sont senties de façon presque identique, et il n’est pas exigé plus d’efforts dans le premier cas que dans le deuxième. La relation facilite la transition de l’esprit d’un objet à un autre et rend son passage aussi aisé que s’il contemplait un seul objet continu. Cette ressemblance est la cause de la confusion et de la méprise et elle nous fait substituer la notion d’identité à celle d’objets reliés. De quelque manière que nous considérions, à un certain moment, la succession reliée comme variable ou interrompue, l’instant d’après, il est certain que nous lui attribuons une parfaite identité et la considérons comme invariable et ininterrompue. Par suite de la ressemblance ci-dessus mentionnée, notre propension à cette méprise est si grande que nous y tombons avant d’en être avisés; et, quoique nous nous corrigions sans cesse par la réflexion et revenions à une méthode de penser plus exacte, nous ne pouvons cependant pas soutenir longtemps notre philosophie ou nous défaire de ce penchant venant de notre imagination. Notre dernière ressource est d’y céder et d’affirmer hardiment que ces différents objets reliés, bien qu’ils soient interrompus et variables, sont en fait identiques. Afin de justifier à nos propres yeux cette absurdité, nous imaginons quelque principe nouveau et inintelligible qui relie les objets et en empêche l’interruption ou la variation. C’est ainsi que nous faisons comme s’il y avait une existence continue des perceptions de nos sens, pour supprimer leur interruption, et tombons dans la notion d’âme, de moi et de substance, pour masquer la variation. Mais nous pouvons observer en outre que, quand nous ne donnons pas naissance à cette fiction, notre propension à confondre l’identité et la relation est si grande que nous sommes portés à imaginer  quelque chose d’inconnu et de mystérieux qui relie les parties en plus de cette relation, et je crois que c’est le cas en ce qui concerne l’identité que nous attribuons aux plantes et aux végétaux. Et même quand cela n’a pas lieu, nous éprouvons encore un penchant à confondre ces idées, quoique nous soyons incapables de nous satisfaire pleinement sur ce point, ni de trouver quelque chose d’invariable et d’ininterrompu pour justifier notre notion d’identité.

 

Ainsi la controverse de l’identité n’est pas une dispute simplement verbale. En effet, quand nous attribuons l’identité, en un sens impropre, aux objets variables ou interrompus, notre méprise ne se borne pas à l’expression, mais elle s’accompagne couramment de la fiction, soit de quelque chose d’invariable et ininterrompu, soit de quelque chose de mystérieux et d’inexplicable, soit au moins d’une propension à de telles fictions. Il suffira, pour prouver cette hypothèse à la satisfaction de tout enquêteur de bonne foi, de montrer, à partir de l’expérience et de l’observation quotidiennes, que les objets variables ou interrompus, qui sont supposés demeurer identiques, sont seulement ceux qui se composent d’une succession de parties reliées les unes aux autres par la ressemblance, la contiguïté ou la causalité. En effet, comme une telle succession répond évidemment à notre notion de diversité, ce ne peut être que par méprise que nous attribuons l’identité ; et, comme la relation des parties qui nous conduit à cette méprise n’est en réalité rien qu’une qualité qui produit une association d’idées et une transition aisée de l’imagination de l’une à l’autre, ce ne peut être que de la ressemblance que cet acte de l’esprit soutient avec celui par lequel nous contemplons un objet continu, que naît l’erreur. Notre principale tâche, donc, doit être de prouver que tous les objets auxquels nous attribuons l’identité, sans observer qu’ils sont invariables et ininterrompus, sont tels qu’ils se composent d’une succession d’objets reliés.

 

Pour cela, supposons qu’une masse de matière, dont les parties sont contiguës et reliées, soit placée devant nous. Il est évident que nous attribuons forcément à cette masse une parfaite identité, pourvu que les parties demeurent identiques de façon ininterrompue et invariable, quelque mouvement ou changement de lieu que nous puissions observer, soit dans le tout, soit dans l’une des parties. Mais supposons qu’une très petite partie, négligeable, soit ajoutée ou soustraite à la masse ; quoique, à proprement parler, cela détruise absolument l’identité du tout, pourtant, comme nous pensons rarement avec autant d’exactitude, nous n’hésitons pas à déclarer identique une masse de matière quand nous trouvons un changement aussi insignifiant. Le passage de la pensée de l’objet avant le changement à l’objet après ce changement est si coulant et si aisé que nous percevons à peine la transition et que nous sommes portés à imaginer qu’il n’y a qu’une vue continue du même objet.

 

Une remarquable circonstance accompagne cette expérience : quoique le changement d’une partie considérable d’une masse de matière détruise l’identité du tout, pourtant, nous devons mesurer la grandeur de la partie, non absolument, mais proportionnellement au tout. L’addition ou la soustraction d’une montagne ne serait pas suffisante pour produire un changement sur une planète, mais le changement d’un très petit nombre de pouces serait capable de détruire l’identité de certains corps. Il sera impossible d’expliquer cela, sinon en réfléchissant que les objets opèrent sur l’esprit, et brisent et interrompent la continuité de ses actions, non selon leur grandeur réelle, mais selon leur rapport les uns aux autres. Et donc, puisque cette interruption fait qu’un objet cesse de paraître identique, c’est nécessairement le progrès ininterrompu de la pensée qui constitue l’identité parfaite.

 

Cela peut être confirmé par un autre phénomène. Le changement d’une partie considérable d’un corps détruit son identité ; mais il est remarquable que, quand le changement se produit graduellement et insensiblement, nous sommes moins portés à lui attribuer le même effet. A l’évidence, la raison ne peut être que celle-ci : l’esprit, en suivant les changements successifs du corps, sent un passage aisé de la vue de l’état de ce corps à un moment à la vue du même corps à un autre moment, et il ne perçoit, à aucun moment, une interruption dans ses actions. A partir de cette perception continue, il attribue à l’objet une existence et une identité continues.

 

Mais quelque précaution dont nous puissions user en introduisant les changements graduellement et en les proportionnant au tout, il est certain que si nous remarquons que, finalement, les changements deviennent considérables, nous hésitons à attribuer l’identité à des objets aussi différents. Il existe pourtant un autre artifice par lequel nous pouvons amener l’imagination à faire un pas de plus : montrer que les parties se rapportent les unes aux autres et qu’elles se combinent en vue d’une fin commune, d’un dessein commun. Un bateau, dont une partie considérable a été changée par de fréquentes réparations, est toujours considéré comme identique, et la différence des matériaux ne nous empêche pas de lui attribuer l’identité. La fin commune, à laquelle conspirent les parties, reste la même à travers toutes leurs variations, et elle offre une transition aisée à l’imagination d’un état du corps à un autre état.

 

Mais c’est encore plus remarquable quand nous ajoutons une sympathie des parties en vue de leur fin commune, et que nous supposons qu’elles soutiennent entre elles, dans toutes leurs actions et opérations, une relation réciproque de cause à effet. C’est le cas avec tous les animaux et végétaux où, non seulement les différentes parties se rapport à un certain dessein général, mais aussi où elles ont entre elles une mutuelle dépendance et sont en connexion. L’effet d’une aussi forte relation est que, quoique tout le monde admette forcément qu’en très peu d’années les végétaux et les animaux subissent un changement total, nous leur attribuons cependant encore l’identité, alors que leur forme, leur taille et leur substance aient entièrement changé. Un chêne, qui croît d’une petite plante à un grand arbre, est toujours un chêne, quoiqu’il n’y ait pas une seule particulière de matière, pas une configuration de ses parties qui soit demeurée identique. Un enfant devient un homme, et il est tantôt gras, tantôt maigre, sans que change son identité.

 

Nous pouvons aussi considérer les deux phénomènes suivants qui sont remarquables dans leur genre. Le premier est que, quoique nous soyons couramment capables de distinguer assez exactement l’identité numérique et l’identité spécifique, il arrive pourtant parfois que nous les confondions et que, dans nos pensées et raisonnements, nous les employions l’un pour l’autre. Ainsi, quelqu’un, qui entend un bruit fréquemment interrompu et répété, dit que c’est toujours le même bruit, bien qu’il soit évident que les sons ont seulement une identité spécifique, une ressemblance, et qu’il n’y a rien de numériquement identique que la cause qui les produit. De même manière, on peut dire, sans infraction aux propriétés du langage, que telle église, qui était auparavant en briques, est tombée en ruines, et que la paroisse a reconstruit la même église en pierres de taille, selon l’architecture moderne. Ici, ni la forme ni les matériaux ne sont identiques, et il n’y a rien de commun entre les deux objets, sinon leur relation aux habitants de la paroisse ; et pourtant, cela seul suffit à les dire identiques. Mais nous devons observer que, dans ces cas, le premier est en quelque sorte annihilé avant que le second ne vienne à l’existence et, ainsi, l’idée de différence et de multiplicité ne se présente jamais à nous à un moment du temps. C’est pour cette raison que nous avons moins de scrupules à les dire identiques.

 

Deuxièmement, nous pouvons remarquer que, quoique dans une succession d’objets reliés, il soit d’une certaine manière requis que le changement des parties ne soit ni soudain ni entier, afin de conserver l’identité, pourtant, quand les objets sont de nature changeante et inconstante, nous admettons une transition plus soudaine qui, autrement, serait incompatible avec cette relation. Ainsi, comme la nature d’une rivière consiste dans le mouvement et le changement des parties, quoiqu’en moins de vingt-quatre heures celles-ci soient totalement changées, cela n’empêche pas la rivière de demeurer la même pendant des siècles. Ce qui est naturel et essentiel à quelque chose est, d’une certaine manière, quelque chose d’attendu, et ce qui est attendu fait une moindre impression et paraît avoir moins d’importance que ce qui est inhabituel et extraordinaire. Un changement considérable du premier genre semble en réalité moindre à l’imagination que la plus insignifiante altération du second, et, rompant moins la continuité de la pensée, il a moins d’influence pour détruire l’identité.

 

Nous passons maintenant à l’explication de la nature de l’identité personnelle, qui est devenue une question si importante en philosophie, surtout ces dernières années en Angleterre où toutes les sciences les plus abstruses sont étudiées avec une ardeur et une application particulières. Et ici, il est évident que la même méthode de raisonnement doit être suivie, celle qui nous a expliqué avec tant de succès l’identité des plantes, des animaux, des bateaux, des maisons et de toutes les productions composées et changeantes, soit de l’art, soit de la nature. L’identité que nous attribuons à l’esprit de l’homme est une identité fictive du même genre que celle que nous attribuons aux corps végétaux et animaux. Elle ne peut donc avoir une origine différente. Elle doit procéder d’une semblable opération de l’imagination sur des objets semblables.

 

Mais, de peur que cet argument ne convainque pas le lecteur, quoique, selon moi, il soit parfaitement décisif, je lui ferai peser l’argument suivant, encore plus serré et immédiat. Il est évident que l’identité que nous attribuons à l’esprit humain, quelque parfaite que nous puissions l’imaginer, n’est pas capable de fondre ensemble les diverses perceptions différentes en une seule perception, et de leur faire perdre leurs caractères de distinction et de différence qui leur sont essentiels. De plus, il est vrai que chaque perception distincte qui entre dans la composition de l’esprit est une existence distincte, et est différente, discernable et séparable de toute autre perception, soit contemporaine, soit successive. Mais, comme, malgré cette distinction et cette séparabilité, nous supposons que toute la série des perceptions est unie par identité, une question naît naturellement sur la relation d’identité : est-elle quelque chose qui lie réellement nos différentes perceptions ensemble ou qui associe seulement leurs idées dans l’imagination ? C’est-à-dire, en d’autres termes, quand nous nous prononçons sur l’identité d’une personne, observons-nous un lien réel entre les perceptions ou sentons-nous seulement un lien entre les idées que nous formons de ces perceptions ? Cette question, nous pourrions facilement la trancher si nous nous rappelions ce qui a déjà été largement prouvé, que l’entendement n’observe jamais de connexion réelle entre les objets, et que même l’union de la cause et de l’effet, quand on l’examine strictement, se réduit à une association coutumière des idées. Car il suit de là avec évidence que l’identité n’est rien qui appartienne réellement à ces différentes perceptions et les unisse entre elles, mais elle n’est qu’une qualité que nous leur attribuons à cause de l’union de leurs idées dans l’imagination quand nous y réfléchissons. Or les seules qualités qui peuvent unir des idées dans l’imagination sont ces trois relations ci-dessus mentionnées. Ce sont les principes d’union du monde des idées ; sans eux, tout objet distinct est séparable par l’esprit, peut être considéré séparément, et ne paraît pas avoir plus de connexion avec tout autre objet que s’il en était séparé par la plus grande différence et le plus grand éloignement. C’est donc de certaines de ces trois relations de ressemblance, de contiguïté et de causalité que l’identité dépend ; et, comme l’essence même des ces relations consiste en ce qu’elles produisent une transition facile des idées, il s’ensuit que nos notions d’identité personnelle proviennent entièrement du progrès aisé et ininterrompu de la pensée le long d’une suite d’idées reliées, selon les principes ci-dessus expliqués.

 

La seule question qui reste est donc : par quelles relations ce progrès ininterrompu de notre pensée est-il produit quand nous considérons l’existence successive d’un esprit ou d’une personne pensante ? Et ici, il est évident que nous devons nous en tenir à la ressemblance et à la causalité et laisser de côté la contiguïté qui n’a pas, ou qui a peu, d’influence dans le cas présent.

 

Pour commencer par la ressemblance, supposez que  nous puissions voir clairement à l’intérieur d’autrui et observer cette succession de perceptions qui constitue son esprit ou son principe pensant, et supposez qu’il conserve encore la mémoire d’une partie considérable des perceptions passées. Il est évident que rien ne saurait contribuer davantage à accorder à cette succession une relation au milieu de toutes ses variations. En effet, qu’est-ce que la mémoire, sinon une faculté par laquelle nous éveillons les images des perceptions passées ? Et, comme une image ressemble nécessairement à son objet, le fait de placer ces perceptions ressemblantes dans la chaîne de la pensée ne doit-il pas conduire l’imagination plus facilement d’un maillon à un autre et faire que le tout paraisse semblable à la persistance d’un objet ? D’ailleurs, sur ce point, la mémoire, non seulement découvre l’identité, mais contribue aussi à sa production en produisant la relation de ressemblance entre les perceptions. Le cas est le même, que nous nous considérions nous-mêmes ou que nous considérions autrui.

 

Pour ce qui est de la causalité, nous pouvons observer que la véritable idée de l’esprit humain est de le considérer comme un système de différentes perceptions ou de différentes existences qui sont enchaînées les unes aux autres par la relation de cause à effet, et qui se produisent, se détruisent, s’influencent et se modifient les unes les autres. Nos impressions donnent naissance à leurs idées correspondantes, et les idées, à leur tour, produisent d’autres impressions. Une pensée en chasse une autre, et attire une troisième par laquelle elle est chassée à son tour. A cet égard, je ne peux comparer plus proprement l’âme qu’à une république, un État, dans lequel les différents membres sont unis par les liens réciproques de gouvernement et de subordination, donnent naissance à d’autres personnes qui reproduisent la même république dans les changements incessants de ses parties. Et, tout comme la même république particulière peut changer, non seulement ses membres, mais aussi ses lois et ses constitutions, de manière semblable, la même personne peut changer de caractère et de disposition, aussi bien que d’impressions et d’idées, sans perdre son identité. Quelques changements qu’elle subisse, ses différentes parties sont toujours en connexion par la relation de causalité. Et, à ce point de vue, l’identité qui concerne nos passions sert à corroborer celle qui concerne notre imagination, en faisant que nos perceptions distantes s’influencent les unes les autres, et en nous donnant un intérêt présent à nos douleurs et à nos plaisirs passés ou futurs.

 

Comme la mémoire seule nous fait connaître la persistance et l’étendue de cette succession de perceptions, elle doit être considérée, pour cette raison principalement, comme la source de l’identité personnelle. Si nous n’avions pas de mémoire, nous n’aurions jamais aucune notion de causalité, ni par conséquent de cette chaîne de causes et d’effets qui constitue notre moi, notre personne. Mais une fois que nous avons acquis cette notion de causalité par la mémoire, nous pouvons étendre la même chaîne de causes, et par conséquent l’idée de notre personne, au-delà de notre mémoire et nous pouvons englober les moments, les circonstances et les actions que nous avons complètement oubliés mais dont nous supposons en général l’existence. En effet, peu nombreuses sont les actions passées dont nous ayons quelque mémoire. Qui peut me dire, par exemple, quelles furent ses pensées et ses actions le 1er janvier 1715, le 11 mars 1719 et le 3 août 1733 ? Ou affirmera-t-on, parce qu’on a entièrement oublié les incidents de ces jours, que le moi présent n’est pas la même personne que le moi de cette époque, et, de cette façon, mettra-t-on sens dessus dessous les notions les mieux établies d’identité personnelle ? De ce point de vue, donc, la mémoire ne produit pas tant qu’elle ne découvre l’identité personnelle, en nous montrant la relation de cause à effet entre nos différentes perceptions. Il incombera à ceux qui affirment que la mémoire produit entièrement notre identité personnelle de donner la raison pour laquelle nous pouvons ainsi étendre notre identité personnelle au-delà de notre mémoire.

 

L’ensemble de cette doctrine nous conduit à une conclusion d’une grande importance dans la présente affaire : toutes les questions délicates et subtiles sur l’identité personnelle ne peuvent jamais être tranchées et elles doivent être considérées comme des difficultés grammaticales plutôt que philosophiques . L’identité dépend des relations d’idées, et ces relations produisent l’identité au moyen de la transition facile qu’elles occasionnent. Mais comme les relations et la facilité de la transition peuvent diminuer par degrés insensibles, nous n’avons pas de critère exact pour pouvoir trancher une discussion sur le moment où elles acquièrent ou perdent le droit de se voir attribuer le mot identité. Toutes les discussions sur l’identité d’objets reliés sont purement verbales, sauf dans la mesure où la relation des parties donne naissance à une fiction, un principe imaginaire d’union, comme nous l’avons déjà observé.

Étonnant, nan ? Deux siècles avant Frege et Wittgenstein.

Ce que j’ai dit sur l’origine première et sur l’incertitude de notre notion d’identité, en tant qu’elle s’applique à l’esprit humain, peut être étendu, sans changement ou avec peu de changement, à la notion de simplicité. Un objet, dont les différentes parties coexistantes sont liées ensemble par une étroite relation, opère sur l’imagination à peu près de la même manière qu’un objet parfaitement simple et indivisible, et il ne requiert pas, pour être conçu, un effort beaucoup plus grand de la pensée. A partir de cette similitude d’opération, nous attribuons à cet objet la simplicité, et nous imaginons un principe d’union comme support de cette simplicité et comme centre de toutes les diverses parties et qualités de l’objet.

 

Ainsi, nous avons terminé notre examen des différents systèmes de philosophie, tant du monde intellectuel que du monde naturel, et, par notre manière variée de raisonner, nous avons été conduits vers divers points qui éclaireront ou confirmeront certaines parties antérieures de ce discours, ou prépareront le chemin à nos opinions suivantes. Il est maintenant temps de revenir à un examen plus serré de notre objet, et de procéder à la rigoureuse dissection de la nature humaine,  ayant complètement expliqué la nature de notre jugement et de notre entendement.

 

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Règles et langage privé.

Kripke (1982). Seuil, 1996

 

/140/… Je voudrais maintenant essayer de donner au lecteur une idée de cette difficulté [celle du problème des autres esprits ou de l’esprit des autres] et de ses racines historiques. D’après Descartes, l’unique entité dont l’existence soit certaine, même lorsque je doute de l’existence du monde extérieur, c’est moi-même. Je puis douter de l’existence des corps (y compris du mien), ou encore, à supposer qu’il y ait des corps, douter qu’il y ait jamais eu des esprits « derrière » eux ; mais je ne puis douter de l’existence de mon propre esprit. Comme on sait, Hume réagit ainsi à cette thèse :

« Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons notre moi, que nous en sentons l’existence et la continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité /141/ parfaites. La sensation la plus forte, la passion la plus violente, disent-ils, loin de nous détourner de cette vue, ne la fixent que plus intensément et nous font considérer, par la douleur ou le plaisir qui les accompagne, l’influence qu’elles exercent sur le moi. Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence, puisqu’on ne peut tirer aucune preuve d’un fait dont nous sommes si intimement conscients, et que nous ne pouvons êtres sûrs de rien si nous en doutons. Malheureusement, toutes ces affirmations positives sont contraires à cette expérience même que l’on invoque en leur faveur, et nous n’avons aucune idée du moi de la manière qu’on vient d’expliquer [...] Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de plaisir ou de peine. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception, et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception [...] Si un homme, après une réflexion sérieuse et dénuée de préjugés, pense qu’il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne peux plus discuter avec lui. Tout ce que je peux lui concéder, c’est qu’il peut tout autant que moi avoir raison, et que nous différons essentiellement sur ce point. Il se peut qu’il perçoive quelque chose de simple et de continu qu’il appelle lui-même, encore que je sois certain qu’il n’y a pas un tel principe en moi. » [Hume, Traité de la nature humaine, livre  I, partie IV, section VI (« De l’identité personnelle »)]

Ainsi donc, là où Descartes aurait dit que je suis certain que c’est « moi qui ai des démangeaisons », Hume n’observe que les démangeaisons elles-mêmes. Le moi — l’ego cartésien — est une entité entièrement mystérieuse. Nous n’observons aucune entité de ce genre « ayant » des démangeaisons, des migraines ou des perceptions visuelles, etc., nous observons seulement les démangeaisons, les migraines, ou les perceptions visuelles elles-mêmes [l’erreur commise par Kripke est que la perception n’est pas perceptible, la sensation n’est pas sensible. Aussi est-il impossible d’avoir « une sensation de rouge » ou « une perception de rouge ». De ma vie, je n’ai jamais eu de sensation de rouge. « Avoir une sensation de rouge » est du charabia.]. Il est très difficile de parler d’influences directes de Hume sur Wittgenstein ; mais les idées de Hume, que nous venons d’esquisser, /142/ ont été si bien reprises et véhiculées par la tradition qu’on n’a guère de peine à les retrouver dans le Tractatus. En 5.631, Wittgenstein écrit : « Le sujet qui pense ou développe des idées n’existe pas. Si j’écrivais un livre intitulé Le Monde tel que je l’ai trouvé... c’est la seule chose dont il ne saurait être question dans ce livre. » Et il enchaîne en expliquant (5.632 ♦♦ et 5.633 ♦♦♦) : « Le sujet n’appartient pas au monde, il constitue plutôt une limite du monde. Où trouverait-on un sujet métaphysique dans le monde ? Vous direz que l’œil et le champ visuel sont exactement dans le même cas. Mais en vérité vous ne voyez pas l’œil. Et rien dans le champ visuel ne vous autorise à déduire qu’il est vu par un œil. » [c’est insuffisant. Rien n’autorise à dire qu’il est vu puisque la vision n’est pas visible. Il faut dire « il y a vision ».]

Que l’influence soit directe ou indirecte, Wittgenstein est influencé ici par la manière typiquement humienne d’aborder la question du moi, tout comme en 5.135 , 5.136 , 5.1361 , 5.1362  (et dans les paragraphes 6.362 ♠ à 6.372 ♠), il écrit sous l’influence du scepticisme humien en matière de causalité et d’induction. De fait, nier qu’on puisse jamais trouver un sujet dans le monde, et conclure (5.631) qu’un tel sujet n’existe pas, c’est être en plein accord avec Hume. Dans ces passages, le seul signe de divergence par rapport à la conception humienne apparaît en 5.632 ♦♦, lorsque Wittgenstein suggère que, finalement, parler de sujet est peut-être légitime, mais au sens d’une mystérieuse « limite » du monde, et non pas d’une entité qui en ferait partie.

Wittgenstein revient sur cette question dans plusieurs écrits, conférences ou discussions de la fin des années 20 et du début des années 30, période qu’on considère d’ordinaire comme un moment de transition entre la « première » philosophie du Tractatus et la « dernière » philosophie des Investigations. Dans son /143/ analyse des conférences de Cambridge des années 1930-1933, Moore note que Wittgenstein « dit que “de même qu’aucun œil (physique) n’est impliqué dans la vision, aucun Ego n’est impliqué dans le fait de penser ou d’avoir une rage de dents” ; et il cite, en l’approuvant apparemment, la formule de Lichtenberg : « Au lieu de dire “je pense”, nous devrions dire “ça pense” (“ça” étant utilisé, ajoutait-il, comme “Es” dans “Es blitzet”) ; et en disant cela il entendait, à mon sens, quelque chose d’analogue à ce qu’il disait de l’œil du champ visuel, à savoir que ce n’est nullement quelque chose qui est dans le champ visuel ». Dans les Remarques philosophiques, au § 58, Wittgenstein imagine un langage dans lequel « J’ai une rage de dents » est remplacé par « Il y a une rage de dents », et où « je pense » devient « ça pense », comme le suggérait Lichtenberg.

 

Wittgenstein (1922), Tractatus logico-philisophicus, traduction Granger

 

5.63 — Je suis mon monde. (Le microcosme.)

♦ 5.631 — Il n’y a pas de sujet de la pensée de la représentation.

Si j’écrivais un livre intitulé Le monde tel que je l’ai trouvé, je devrais y faire aussi un rapport sur mon corps, et dire quels membres sont soumis à ma volonté, quels n’y sont pas soumis, etc.. Ce qui est en effet une méthode pour isoler le sujet, ou plutôt pour montrer que, en un sens important, il n’y a pas de sujet : car c’est de lui seulement qu’il ne pourrait être question dans ce livre.

♦♦ 5.632 — Le sujet n’appartient pas au monde, mais il est une frontière du monde.

♦♦♦ 5.633 — Où, dans le monde, un sujet métaphysique peut-il être discerné ?

Tu réponds qu’il en est ici tout à fait comme de l’œil et du champ visuel. Mais l’œil, en réalité, tu ne le vois pas.

Et rien dans le champ visuel ne permet de conclure qu’il est vu par un oeil.

5.6331 — Le champ visuel n’a pas en fait une telle forme

5.634 — Ce qui dépend de ceci, à savoir qu’aucune partie de notre expérience n’est en même temps a priori.

Tout ce que nous voyons pourrait aussi être autre.

Tout ce que, d’une manière générale, nous pouvons décrire, pourrait aussi être autre.

Il n’y a aucun ordre a priori des choses.

5.64 — On voit ici que le solipsisme, développé en toute rigueur, coïncide avec le réalisme pur. Le je du solipsisme se réduit à un point sans extension, et il reste la réalité qui lui est coordonnée.

5.641 — Il y a donc réellement un sens selon lequel il peut être question en philosophie d’un je, non psychologiquement.

Le je fait son entrée dans la philosophie grâce à ceci : que « le monde est mon monde ».

Le je philosophique n’est ni l’être humain, ni le corps humain, ni l’âme humaine dont s’occupe la psychologie, mais c’est le sujet métaphysique, qui est frontière — et non partie — du monde.

 

*   *   *

5.132 — Si p suit de q, je puis déduire p de q, tirer de q la conséquence p.

La manière de déduire ne peut être tirée que des deux propositions.

Elles seules peuvent justifier la déduction.

Des « lois de la déduction », qui — comme chez Frege et Russell — doivent justifier les déductions, sont vides de sens, et seraient superflues.

5.133 — Toute conséquence est conséquence a priori.

5.134 — D’une proposition élémentaire ne suit aucune autre.

♣ 5.135 — On ne peut en aucune manière déduire de la subsistance d’une situation quelconque la subsistance d’une autre situation totalement différente.

♣ 5.136 — Il n’y a pas de lien causal qui justifierait une telle déduction.

♣ 5.1361 — Les événements futurs, nous ne pouvons les conclure à partir des événements présents. La croyance en un lien causal est un préjugé.

♣ 5.1362 — Le libre arbitre consiste en ce que nous ne pouvons connaître maintenant les actions futures. Nous ne pourrions les connaître que si la causalité était une nécessité interne, comme celle de la déduction logique. — L’interdépendance du connaître et de ce qui est connu est celle de la nécessité logique.

A sait que p a lieu » est vide de sens, si p est une tautologie.)

5.1363 — Si, de ce qu’une proposition est pour nous évidente il ne suit pas qu’elle est vraie, cette évidence ne constitue pas non plus une justification de notre croyance en sa vérité.

 

*   *   *

6.36 — S’il y avait une loi de causalité, elle pourrait se formuler : « Il y a des lois de la nature. » Mais à la vérité on ne peut le dire : cela se montre.

6.361 — Dans la terminologie de Hertz, on pourrait dire seules des interdépendances légales sont pensables.

6.3611 — Nous ne pouvons comparer aucun processus au « cours du temps » — qui n’existe pas — mais seulement à un autre processus (par exemple à la marche du chronomètre).

C’est pourquoi la description du déroulement temporel n’est possible qu’en se fondant sur un autre processus.

Il en va analogiquement tout à fait de même pour l’espace. Quand on dit, par exemple, qu’aucun de deux événements (qui mutuellement s’excluent) ne peut se produire, parce qu’aucune cause n’est donnée par laquelle l’un devrait se produire plutôt que l’autre, il est alors question en réalité de ce que l’on ne peut décrire l’un de ces deux événements si quelque asymétrie n’est donnée. Et si une telle asymétrie est donnée, nous pouvons alors la concevoir comme la cause de la production de l’un et de la non-production de l’autre.

♠ 6.362 — Ce qui se laisse décrire peut aussi arriver, et ce que la loi de causalité doit exclure ne se laisse pas non plus décrire.

♠ 6.363 — La procédure de l’induction consiste en ceci que nous adoptons la loi la plus simple qui puisse être mise en accord avec nos expériences.

♠ 6.3631 — Mais cette procédure n’a aucun fondement logique, son fondement est seulement psychologique.

Il est clair qu’il n’y a aucune raison de croire que se produira maintenant réellement le cas le plus simple.

♠ 6.36311 — Que le soleil se lèvera demain est une hypothèse, et cela veut dire que nous ne savons pas s’il se lèvera.

♠ 6.37 — Rien ne contraint quelque chose à arriver du fait qu’autre chose soit arrivé. Il n’est de nécessité que logique.

♠ 6.371 — Toute la vision moderne du monde repose sur l’illusion que les prétendues lois de la nature sont des explications des phénomènes de la nature.

♠ 6.372 — Aussi se tiennent-ils devant les lois de la nature comme devant quelque chose d’intouchable, comme les Anciens devant Dieu et le Destin.

Et les uns et les autres ont en effet raison et tort. Cependant les Anciens ont assurément une idée plus claire en ce qu’ils reconnaissent une limitation, tandis que dans le système nouveau il doit sembler que tout est expliqué.

6.373 — Le monde est indépendant de ma volonté.

6.374 — Même si tous nos vœux se réalisaient, ce serait pourtant seulement, pour ainsi dire, une grâce du Destin, car il n’y a aucune interdépendance logique entre le vouloir et le monde, qui garantirait qu’il en soit ainsi, et l’interdépendance physique supposée, quant à elle, nous ne pourrions encore moins la vouloir.

6.375 — De même qu’il n’est de nécessité que logique, de même il n’est d’impossibilité que logique.

6.3751 — Que, par exemple, deux couleurs soient ensemble en un même lieu du champ visuel est impossible, et même logiquement impossible, car c’est la structure logique de la couleur qui l’exclut.

Réfléchissons à la manière dont cette contradiction se présente en physique ; à peu près ainsi : une particule ne peut avoir au même instant deux vitesses; c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être au même instant en deux lieux; c’est-à-dire que des particules, en des lieux différents en un seul moment du temps, ne peuvent être identiques.

(Il est clair que le produit logique de deux propositions élémentaires ne peut être ni une tautologie ni une contradiction ? Énoncer qu’un point du champ visuel a dans le même temps deux couleurs différentes est une contradiction.)

  

Wittgenstein, Remarques philosophiques

57. L’emploi du mot « je » est une des formes de représentation les plus fallacieuses de notre langage, en particulier là où celui-ci a recours au « je » pour re-présenter l’expérience vécue immédiate – comme dans : « Je vois une tache rouge. »

Aussi serait-il riche d’enseignement de remplacer cette façon de s’exprimer par une autre dans laquelle l’expérience vécue immédiate ne serait pas re-présentée à l’aide du pronom personnel; parce que ce faisant on pourrait voir que cette re-présentation n’est pas essentielle aux faits. Non que la re-présentation nouvelle soit en quelque sens que l’on veuille plus correcte que la première, mais son utilité, sa seule utilité, serait de montrer clairement ce qu’est d’un point de vue logique l’essentiel de la re-présentation.

Les pires erreurs philosophiques apparaissent toujours lorsque l’on veut appliquer notre langage ordinaire – physique – au domaine du donné immédiat.

Si l’on demande par exemple : « La caisse existe-t-elle encore si je ne la regarde pas? », la seule réponse correcte serait « Assurément, si personne ne l’a prise ou détruite. » Naturellement le philosophe ne se satisferait pas de cette réponse mais c’est tout à fait à juste titre qu’elle entraînerait ad absurdum sa façon de poser la question.

Toutes nos formes de discours sont issues du langage physique normal et ne sont pas à employer en théorie de la connaissance ou en phénoménologie, à moins de jeter un éclairage faux sur l’objet.

La simple formulation « je perçois x » est déjà issue d’une façon de s’exprimer liée au monde physique et x sera ici un objet physique – par exemple un corps. Il est déjà faux d’utiliser cette tournure en phénoménologie où x se réfère forcément à un donné. Alors en effet « je », comme « perçois », ne peuvent non plus avoir le même sens que plus haut.

58. On pourrait adopter la re-présentation suivante. Si moi, L. W., ai mal aux dents, cela s’exprimera par la proposition : « Il y a mal aux dents. » Le cas se produit-il qui s’exprime par la proposition « A a mal aux dents », on dira « A se comporte comme L. W. quand il y a mal aux dents ». De façon analogue on dira « Cela pense » et « A se comporte comme L. W. quand cela pense ». (On pourrait imaginer une tyrannie orientale dans laquelle le langage est ainsi constitué que le tyran est le centre de celui-ci et que son nom se trouve à la place de L. W.) Il est clair que cette façon de s’exprimer, en ce qui touche à son univocité et à sa compréhensibilité, est de valeur égale à la nôtre. Mais il est tout aussi clair que ce langage peut avoir comme centre n’importe qui.

De tous les langages qui ont comme centre les divers hommes, langages que je comprends tous, celui qui m’a comme centre a une place à part. Il est particulièrement adéquat. Comment puis-je exprimer cela ? Autrement dit comment puis-je, par des mots, re-présenter ce privilège de façon correcte ? Ce n’est pas possible. Car si je le fais dans le langage dont je suis le centre, le point de vue exceptionnel de la description que fait ce langage dans ses propres termes n’est pas sujet d’étonnement, alors que, selon le mode d’expression d’un autre langage, mon langage n’occupe pas la moindre position privilégiée. – La position privilégiée réside dans l’application et ce n’est pas parce qu’on décrira l’application qu’on parviendra à exprimer cette position privilégiée; en effet la description dépend du langage dans lequel elle est donnée. Quant à savoir quelle description désigne ce que j’ai en vue, cela dépend à nouveau de son application.

Seule l’application distingue réellement entre les langages; abstraction faite d’elle, tous les langages sont d’égale valeur. – Tous ces langages ne re-présentent qu’une chose unique, incomparable et ne peuvent re-présenter rien d’autre. (Les deux façons de les considérer conduisent forcément au même résultat la première, selon laquelle ce qui est re-présenté n’est pas une chose parmi d’autres, n’admet rien qui lui soit opposable; la seconde, selon laquelle je ne puis formuler le privilège de mon langage.)

 

Descartes, Discours de la méthode, IV

 

Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites ; car elles sont si métaphysiques  et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. Et toutefois, afin qu’on puisse juger si les fondements que j’ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d’en parler. J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus ; mais, parce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer. Et parce qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir, autant qu’aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir, quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.

Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que je n’étais point ; et qu’au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j’étais ; au lieu que, si j’eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j’avais jamais imaginé eût été vrai, je n’avais aucune raison de croire que j’eusse été : je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est.

Après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine ; car, puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ; mais qu’il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.

En suite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais, et que, par conséquent, mon être n’était pas tout parfait, car je voyais clairement que c’était une plus grande perfection de connaître que de douter, je m’avisai de chercher d’où j’avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n’étais ; et je connus évidemment que ce devait être de quelque nature qui fût en effet plus parfaite. Pour ce qui est des pensées que j’avais de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel, de la terre, de la lumière, de la chaleur, et de mille autres, je n’étais point tant en peine de savoir d’où elles venaient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui me semblât les rendre supérieures à moi, je pouvais croire que, si elles étaient vraies, c’étaient des dépendances de ma nature, en tant qu’elle avait quelque perfection ; et si elles ne l’étaient pas, que je les tenais du néant, c’est-à-dire qu’elles étaient en moi, parce que j’avais du défaut. Mais ce ne pouvait être le même de l’idée d’un être plus parfait que le mien : car, de la tenir du néant, c’était chose manifestement impossible ; et parce qu’il n’y a pas moins de répugnance que le plus parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait, qu’il y en a que de rien procède quelque chose, je ne la pouvais tenir non plus de moi-même. De façon qu’il restait qu’elle eût été mise en moi par une nature qui fût véritablement plus parfaite que je n’étais, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvais avoir quelque idée, c’est-à-dire, pour m’expliquer en un mot, qui fût Dieu. À quoi j’ajoutai que, puisque je connaissais quelques perfections que je n’avais point, je n’étais pas le seul être qui existât (j’userai, s’il vous plaît, ici librement des mots de l’École), mais qu’il fallait, de nécessité, qu’il y en eût quelque autre plus parfait, duquel je dépendisse, et duquel j’eusse acquis tout ce que j’avais. Car, si j’eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que j’eusse eu, de moi-même, tout ce peu que je participais de l’être parfait, j’eusse pu avoir de moi, par même raison, tout le surplus que je connaissais me manquer, et ainsi être moi-même infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je pouvais remarquer être en Dieu. Car, suivant les raisonnements que je viens de faire, pour connaître la nature de Dieu, autant que la mienne en était capable, je n’avais qu’à considérer de toutes les choses dont je trouvais en moi quelque idée, si c’était perfection, ou non, de les posséder, et j’étais assuré qu’aucune de celles qui marquaient quelque imperfection n’était en lui, mais que toutes les autres y étaient. Comme je voyais que le doute, l’inconstance, la tristesse, et choses semblables, n’y pouvaient être, vu que j’eusse été moi-même bien aise d’en être exempt. Puis, outre cela, j’avais des idées de plusieurs choses sensibles et corporelles : car, quoique je supposasse que je rêvais, et que tout ce que je voyais ou imaginais était faux, je ne pouvais nier toutefois que les idées n’en fussent véritablement en ma pensée ; mais parce que j’avais déjà connu en moi très clairement que la nature intelligente est distincte de la corporelle, considérant que toute composition témoigne de la dépendance, et que la dépendance est manifestement un défaut, je jugeais de là, que ce ne pouvait être une perfection en Dieu d’être composé de ces deux natures, et que, par conséquent, il ne l’était pas ; mais que, s’il y avait quelques corps dans le monde, ou bien quelques intelligences, ou autres natures, qui ne fussent point toutes parfaites, leur être devait dépendre de sa puissance, en telle sorte qu’elles ne pouvaient subsister sans lui un seul moment.

Je voulus chercher, après cela, d’autres vérités, et m’étant proposé l’objet des géomètres, que je concevais comme un corps continu, ou un espace indéfiniment étendu en longueur, largeur et hauteur ou profondeur, divisible en diverses parties, qui pouvaient avoir diverses figures et grandeurs, et être mues ou transposées en toutes sortes, car les géomètres supposent tout cela du leur objet, je parcourus quelques-unes de leurs plus simples démonstrations. Et ayant pris garde que cette grande certitude, que tout le monde leur attribue, n’est fondée que sur ce qu’on les conçoit évidemment, suivant la règle que j’ai tantôt dite, je pris garde aussi qu’il n’y avait rien du tout en elles qui m’assurât de l’existence de leur objet. Car, par exemple, je voyais bien que, supposant un triangle, il fallait que ses trois angles fussent égaux à deux droits ; mais je ne voyais rien pour cela qui m’assurât qu’il y eût au monde aucun triangle. Au lieu que, revenant à examiner l’idée que j’avais d’un Être parfait, je trouvais que l’existence y était comprise, en même façon qu’il est compris en celles d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou en celle d’une sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évidemment ; et que, par conséquent, il est pour le moins aussi certain, que Dieu, qui est cet Être parfait, est ou existe, qu’aucune démonstration de géométrie le saurait être.

Mais ce qui fait qu’il y en a plusieurs qui se persuadent qu’il y a de la difficulté à le connaître, et même aussi à connaître ce que c’est que leur âme, c’est qu’ils n’élèvent jamais leur esprit au delà des choses sensibles, et qu’ils sont tellement accoutumés à ne rien considérer qu’en l’imaginant, qui est une façon de penser particulière pour les choses matérielles, que tout ce qui n’est pas imaginable leur semble n’être pas intelligible. Ce qui est assez manifeste de ce que même les philosophes tiennent pour maxime, dans les écoles, qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait premièrement été dans le sens, où toutefois il est certain que les idées de Dieu et de l’âme n’ont jamais été. Et il me semble que ceux qui veulent user de leur imagination, pour les comprendre, font tout de même que si, pour ouïr les sons, ou sentir les odeurs, ils se voulaient servir de leurs yeux : sinon qu’il y a encore cette différence, que le sens de la vue ne nous assure pas moins de la vérité de ses objets, que font ceux de l’odorat ou de l’ouïe ; au lieu que ni notre imagination ni nos sens ne nous sauraient jamais assurer d’aucune chose, si notre entendement n’y intervient.

Enfin, s’il y a encore des hommes qui ne soient pas assez persuadés de l’existence de Dieu et de leur âme, par les raisons que j’ai apportées, je veux bien — qu’ils sachent que toutes les autres choses, dont ils se pensent peut-être plus assurés, comme d’avoir un corps, et qu’il y a des astres et une terre, et choses semblables, sont moins certaines. Car encore qu’on ait une assurance morale de ces choses, qui est telle, qu’il semble qu’à moins que d’être extravagant, on n’en peut douter, toutefois aussi, à moins que d’être déraisonnable, lorsqu’il est question d’une certitude métaphysique, on ne peut nier que ce ne soit assez de sujet, pour n’en être pas entièrement assuré, que d’avoir pris garde qu’on peut, en même façon, s’imaginer, étant endormi, qu’on a un autre corps, et qu’on voit d’autres astres, et une autre terre, sans qu’il en soit rien. Car d’où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses ? Et que les meilleurs esprits y étudient tant qu’il leur plaira, je ne crois pas qu’ils puissent donner aucune raison qui soit suffisante pour ôter ce doute, s’ils ne présupposent l’existence de Dieu. Car, premièrement, cela même que j’ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, n’est assuré qu’à cause que Dieu est ou existe, et qu’il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui. D’où il suit que nos idées ou notions, étant des choses réelles, et qui viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies. En sorte que, si nous en avons assez souvent qui contiennent de la fausseté, ce ne peut être que de celles qui ont quelque chose de confus et obscur, à cause qu’en cela elles participent du néant, c’est-à-dire, qu’elles ne sont en nous ainsi confuses, qu’à cause que nous ne sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu’il n’y a pas moins de répugnance que la fausseté ou l’imperfection procède de Dieu, en tant que telle, qu’il y en a que la vérité ou la perfection procède du néant. Mais si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai vient d’un être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n’aurions aucune raison qui nous assurât qu’elles eussent la perfection d’être vraies.

Or, après que la connaissance de Dieu et de l’âme nous a ainsi rendus certains de cette règle, il est bien aisé à connaître que les rêveries que nous imaginons étant endormis ne doivent aucunement nous faire douter de la vérité des pensées que nous avons étant éveillés. Car, s’il arrivait, même en dormant, qu’on eût quelque idée fort distincte, comme, par exemple, qu’un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l’empêcherait pas d’être vraie. Et pour l’erreur la plus ordinaire de nos songes, qui consiste en ce qu’ils nous représentent divers objets en même façon que font nos sens extérieurs, n’importe pas qu’elle nous donne occasion de nous défier de la vérité de telles idées, à cause qu’elles peuvent aussi nous tromper assez souvent, sans que nous dormions : comme lorsque ceux qui ont la jaunisse voient tout de couleur jaune, ou que les astres ou autres corps fort éloignés nous paraissent beaucoup plus petits qu’ils ne sont. Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader qu’à l’évidence de notre raison. Et il est à remarquer que je dis, de notre raison, et non point, de notre imagination ni de nos sens. Comme, encore que nous voyons le soleil très clairement, nous ne devons pas juger pour cela qu’il ne soit que de la grandeur que nous le voyons ; et nous pouvons bien imaginer distinctement une tête de lion entée sur le corps d’une chèvre, sans qu’il faille conclure, pour cela, qu’il y ait au monde une chimère : car la raison ne nous dicte point que ce que nous voyons ou imaginons ainsi soit véritable. Mais elle nous dicte bien que toutes nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de vérité ; car il ne serait pas possible que Dieu, qui est tout parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela. Et parce que nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelquefois nos imaginations soient alors autant ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que nos pensées ne pouvant être toutes vraies, à cause que nous ne sommes pas tout parfaits, ce qu’elles ont de vérité doit infailliblement se rencontrer en celles que nous avons étant éveillés, plutôt qu’en nos songes.

 

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M. Ripley s’amuse