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LE CONSENSUS HUMAIN DÉCIDE-T-IL DU VRAI ET DU FAUX ?

Vincent Descombes

Colloque international de Nice « Wittgenstein : 1951-2001 »

Septembre 2001

 

 

L’Apparition et le phénomène

L’apparition (le phénomène comme phénomène) n’est pas un phénomène

« Le phénomène comme phénomène n’est pas un phénomène »

Commentaire de Descombes (Le consensus humain…)

Commentaire de Kripke et Hume

Commentaire de Searle It’s parallelism, stupid !

L’amer Locke. L’esprit a-t-il un trou du cul ?

La matière et les forces ne sont pas des choses mais des abstractions

Une erreur de Pierce

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Avertissement : afin de ne pas caviarder ce texte et le rendre ainsi illisible, je définis ici le symbole  qui signifiera : « …n’existe pas. …est un lockisme. Ainsi que Durkheim le disait de Locke, vous n’avez aucune connaissance de ce prétendu objet, vous n’en avez qu’une certaine idée et cette idée a pris la place des faits» — selon Locke, les idées pénètrent dans notre esprit par le trou du cul. Ce que  je reproche à Locke n’est pas de faire rentrer les idées par cet orifice incongru, mais de considérer l’esprit comme un sac dans lequel les idées pénètrent. Kant (via Hume) est infesté de lockisme. Husserl lui-même est infesté : « l’arbre perçu “en tant que tel” » n’est autre que… la sensation qu’il ne faut, selon Husserl, surtout pas confondre avec l’arbre tout court. Husserl avait des sensations de rouge — Husserl critiquant les empiristes anglais (Méd. cart.) disait : je sais comment ça se fait, ça se fait à coup de théories. C’est exactement ça. Hélas, Husserl lui-même l’a fait à coup de théories. Je choisis l’as de pique en l’honneur de la Dame, de Tchaïkovski et de Pouchkine ; et la couleur verte en l’honneur de l’islam .

On emploie couramment impression au sens de constatation douteuse, non certaine, menacée par l’erreur (Cf. Littré). C’est fâcheux, car l’apparition, fut-elle illusoire, n’en est pas moins miraculeuse, comme les autres apparitions, ce qu’avait parfaitement compris Husserl : — l’apparition n’est pas du monde, même si elle a lieu dans le monde. Le plus remarquable, c’est que, du fait que l’apparition confère l’existence aux essences, le monde est un monde d’existences. Si l’apparition n’est pas du monde, c’est bien parce qu’elle n’apparaît pas, car le monde est fait d’existants. L’apparition n’a ni l’être, ni l’existence puisqu’elle n’apparaît pas. C’est d’ailleurs pourquoi Sartre intitula son plus célèbre ouvrage L’Être et ne Néant. Ce qui n’a ni l’être, ni l’existence ne peut être que le néant. — mais qu’il ne sut exprimer, c’est-à-dire dire : comprendre n’est pas savoir. Le 19 juin 1959, j’ai compris que l’apparition ne pouvait pas apparaître, mais j’ai mis vingt ans pour pouvoir le dire, et donc le savoir, et cela grâce à un coup de chance et à Hegel. Le mérite de Hegel est grand, car, comme je le notais ailleurs, en lisant Henri Troyat, je n’aurais eu aucune chance. Chacun comprend le temps, mais personne ne sait dire ce qu’il est. Chacun comprend le sens mais personne ne sait dire ce qu’il est.

Rappel : l’apparition n’apparaît pas, la sensation n’est pas sensible, la manifestation n’est pas manifeste, l’audition n’est pas audible (la voix s’entend effectivement mais exactement comme le pet s’entend et qui de plus sent), la vision n’est pas visible, le toucher n’est pas tangible, l’odorat n’a pas d’odeur,

En fin de texte, vous trouverez les paragraphes de Wittgenstein, Husserl, Durkheim et de Locke cités dans cet article et dans mes notes.

Descombes utilisant déjà les [crochets], je mettrai mes propres interventions « en passant » [en italiques].

Conclusion provisoire

LA QUESTION D’UN IDÉALISME DE WITTGENSTEIN

LE RÔLE DE L’ACCORD DANS LA PRATIQUE COMMUNE DU LANGAGE

L’OBJECTION D’IDÉALISME LINGUISTIQUE

LA DOCTRINE DE L’IDÉALISME CLASSIQUE (ESSE EST PERCIPI)

L’IDÉALISME LINGUISTIQUE COMME MÉTAPHYSIQUE DE L’IDÉALITÉ LINGUISTIQUE DE CERTAINES ENTITÉS

SENS ET VÉRIFICATION

DE L’ IMPRESSION ♠ À LA CONVENTION

CRITIQUE DE L’IDÉALISME LINGUISTIQUE

CONCLUSION

Wittgenstein

Husserl

Durkheim

Locke

Conclusions provisoires

 

LA QUESTION D’UN IDÉALISME DE WITTGENSTEIN

Pour certains lecteurs de Wittgenstein, dont je suis, la meilleure façon de mesurer la portée de son œuvre dans l’histoire de la philosophie est de dire qu’il a mené à bien une révolution en philosophie qui avait commencé avec Frege. En combattant le psychologisme, Frege n’a pas seulement opéré une distinction salutaire entre la logique et la psychologie, l’étude des inférences valides et l’étude des capacités et des expériences mentales, il a aussi séparé la logique de la théorie de la connaissance. Une chose est d’examiner ce qui est impliqué par une proposition, donc d’en donner le sens, autre chose est de déterminer si nos facultés cognitives nous procurent les moyens de vérifier cette proposition. On donne parfois à cette révolution frégéenne le nom de « tournant linguistique » , voulant dire par là qu’avant cette révolution, les questions philosophiques étaient considérées comme devant s’organiser sous l’hégémonie de la théorie de la connaissance ♣♣, alors qu’après cette révolution, ce sont les questions relatives au sens et au langage qui ont une priorité. La théorie critique de la connaissance demande (faisant par là écho au sceptique) : quelle raison avons-nous de juger que nos prétentions cognitives sont justifiées ? Elle cherche cette justification dans un savoir préalable qui soit lui-même garanti contre toute contestation. Mais la question de la justification d’une assertion ou d’une prétention cognitive ne peut pas être la première question à poser. Avant de justifier la prétention à savoir telle ou telle chose, il faut être capable d’énoncer ce que l’on prétend savoir dans un langage dont on puisse expliquer les règles d’emploi.

 Il convient de signaler que ce précepte est pris chez beaucoup d’auteurs dans des significations qui sont tout à fait indépendantes de la pensée de Frege et de son orientation.

♣♣ Ou « épistémologie » au sens anglais du terme.

Wittgenstein, selon une partie au moins de ses interprètes, a poursuivi cette révolution et l’a mené à bien sur le terrain de la philosophie de l’esprit elle-même, en posant la question de savoir dans quel langage un philosophe du point de départ radical pourrait décrire et identifier ce qu’il estime être le fondement primordial de toutes ses assertions ultérieures. Lorsqu’on pose cette question d’un langage de l’expérience immédiate ou d’un vocabulaire pour parler des données privées, on met en lumière un présupposé tacite de toute l’entreprise des théories criticistes de la connaissance, à savoir : la possibilité d’un langage privé .

« Qu’en est-il alors du langage qui décrit mes expériences internes, et que moi seul peux comprendre ? Comment est-ce que je désigne mes sensations par des mots ? » (Recherches philosophiques, trad. fr. F. Dastur, M. Élie, L-L. Gautero, D. Janicaud, É. Rigal, Paris. Gallimard, 2005, § 216).

L’importance de l’œuvre de Wittgenstein, dans cette optique, est sa contribution à un changement de régime en philosophie. Avant ce changement de régime, il était généralement admis que la question la plus radicale pour un philosophe était : comment le savez-vous ? comment répondez-vous au sceptique ? Après, la question cardinale est plutôt : que savez-vous ? Comment exprimez-vous ce que vous savez ?

Dans un cours de Cambridge , Wittgenstein note que les philosophes semblent croire que la question la plus importante à poser à propos d’une assertion quelconque est : Comment le savez-vous ? (How do you know it ?) Le philosophe traditionnel estime que sa tâche est de justifier la prétention à savoir quelque chose sur le monde extérieur ou même l’idée commune qu’il y a un monde extérieur.

Cours que nous connaissons par les notes d’A. Ambrose et de M. Macdonald Wintgenstein’s Lectures, Cambridge 1932-1935, éd. Alice Ambrose, Oxford, Blackwell, 1979, traduit sous le titre Les cours de Cambridge 1932-l935, trad. fr. É. Rigal. Mauvezin, T.E.R. 1992. Voir p. 43 [28].

Mais, poursuit Wittgenstein, la première chose à déterminer n’est pas celle-là. Le premier pas n’est pas d’examiner comment vous pouvez savoir ce que vous prétendez savoir, il est de dire ce que vous savez, quand vous le savez ou quand vous dites le savoir. Avant toute entreprise de justification de ce que nous croyons savoir, précisons ce que nous savons, ce que nous disons savoir. Cette opération discursive suppose que nous puissions l’énoncer dans un langage intelligible. Or il se découvre vite qu’en expliquant ce que je sais — en expliquant le sens de la proposition par laquelle j’énonce ce que je sais — je détermine déjà, non pas bien sûr la justification appropriée que je puis en donner en telle occasion particulière, mais le type de raisons qu’il me faudrait pouvoir donner pour me justifier. Ainsi, dans cette mise au point, les questions de justification ne sont pas du tout méconnues — ce qui serait du dogmatisme —, mais elles sont subordonnées aux questions de sens.

On sait que, pour d’autres lecteurs de Wittgenstein, le tournant linguistique tel qu’il s’opère chez ce dernier relève malgré tout de l’idéalisme . Il ne s’agit plus, sans doute, d’un idéalisme classique, comme celui qu’on définit en termes mentalistes : être, c’est être perçu. Mais d’un idéalisme nouveau, qu’on appelle parfois « idéalisme linguistique », une doctrine dont la devise pourrait être : la vérité d’une proposition se décide dans le consensus humain. Tel serait selon cette interprétation le sens ultime du principe wittgensteinien de l’autonomie du langage et de ses règles, autrement dit de l’autonomie de la grammaire.

Pour une telle interprétation, voir par exemple : B. Williams, « Wittgenstein and Idealism » (repris dans Moral Luck, Cambridge, Cambridge University Press, 1981). Parmi les textes qui discutent cette interprétation, on citera : E. Anscombe, “The Question of Linguistic Idealism  (1976), dans Philosophical Papers, Oxford, Blackwell, 1981, t. 1, p. 112-133 ; N. Malcolm, « Wittgenstein and Idealism » (1982), repris dans son livre Wittgensteinian Themes. Ithaca, Cornell University Press, 1995 ; P. Winch, « Im Anfang war die Tat », Perspectives on Wittgenstein. IBlack éd., Cambridge Mass., The M.I.T. Press, 1981 ; D. Bloor, Wittgenstein. Rules and Institutions, Londres, Routledge, 1997.

Il va de soi que, si cette dernière vue était juste, on serait fondé à parler d’un idéalisme linguistique de Wittgenstein, de sorte que toute l’interprétation du « tournant linguistique » que je viens d’évoquer — comme passage d’un régime épistémologique à un régime linguistique ou grammatical — serait invalidée. Il faudrait alors opposer sur ce point Wittgenstein à Frege, et non les rapprocher. D’où l’intérêt de considérer ce que dit Wittgenstein, non pas sur une doctrine connue sous l’étiquette « idéalisme linguistique » — l’expression n’existait pas de son temps, elle n’apparaît qu’ensuite dans la littérature secondaire qui lui est consacrée —, mais tout à la fois sur l’idéalisme classique et sur l’idée qu’on pourrait fonder des assertions sur un consensus humain.

 

LE RÔLE DE L’ACCORD DANS LA PRATIQUE COMMUNE DU LANGAGE

J’ai tiré ma définition de l’idéalisme linguistique de deux remarques des Recherches philosophiques. Voici ce qu’écrit Wittgenstein :

241. « Dis-tu donc que l’accord entre les hommes décide du vrai et du faux ? » — C’est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c’est dans le langage que les hommes s’accordent. Cet accord n’est pas un consensus d’opinion, mais de forme de vie.

242. Pour qu’il y ait compréhension mutuelle au moyen du langage, il faut qu’il y ait non seulement accord sur les définitions, mais encore (si étrange que cela puisse paraître) accord sur les jugements. Cela semble abolir la logique, mais il n’en est rien. — C’est une chose de décrire une méthode de mesure, et c’en est une autre de trouver et de formuler les résultats d’une mesure. Mais ce que nous nommons « mesurer » est également déterminé par une certaine constance dans le résultat des mesures.

L’interlocuteur que se donne Wittgenstein réagit ici à ce qui vient d’être avancé au terme d’un long développement sur la notion de règle . Wittgenstein vient de dire que, quand quelqu’un connaît effectivement une règle, l’application se fait d’elle-même, qu’elle va de soi, ce qui peut créer l’impression (ou plutôt l’illusion [exactement, oui, bravo]) que la règle s’applique toute seule par un mécanisme psychique mystérieux. Il a donné en particulier deux illustrations. La première concerne les noms de couleur : on demande à quelqu’un d’aller chercher un objet rouge. S’il sait la règle gouvernant l’application du mot « rouge », il part à la recherche d’un tel objet et, lorsqu’il en voit un, le rapporte. Il n’a pas besoin pour cela de comparer l’objet qu’il juge être rouge à un échantillon mental, une idée qu’il consulterait dans sa tête. La deuxième illustration est tirée du milieu des mathématiciens : on n’assiste pas chez eux à des conflits d’appréciation sur la correction des résultats obtenus par les calculs.

Ou plutôt la notion d’une conduite qui consiste à « suivre une règle ». De même qu’il est plus facile d’éclaircir l’expression « expliquer le sens d’un mot » que de dire en quoi consiste le sens d’un mot, puisque ce n’est ni la chose, ni une image mentale associée au signe linguistique, de même il vaut mieux examiner l’expression « suivre une règle » plutôt que de demander sur le mode formel ce qui fait qu’une règle est une règle.

En fait, tout le monde est d’accord pour savoir si tel objet est rouge ou si telle addition est correcte. L’interlocuteur qui s’exprime au § 241 tire de cette observation l’impression [OK] que Wittgenstein vient d’avancer une thèse — une thèse renversante — sur la nature de la vérité. Wittgenstein aurait souscrit à la doctrine qu’on a qualifiée par la suite d’« idéalisme linguistique ». Il reviendrait à un accord humain, à une Übereinstimmung entre les humains, et non pas à la chose dont on parle, de décider si une proposition est vraie ou fausse. Thèse idéaliste, car c’est nous qui décidons. Idéalisme linguistique, car le principe invoqué pour justifier de telles vérités n’est plus la nature de l’esprit ou de la conscience humaine, mais les nécessités d’un langage de communication, que Wittgenstein compare ici à un système de mesure. Pour s’entendre sur le système de mesure, il faut accepter les résultats. Pour s’entendre sur les définitions, il faut accepter les jugements.

 

L’OBJECTION D’IDÉALISME LINGUISTIQUE

Il est intéressant que Wittgenstein fasse parler un interlocuteur qui formule, en ce point, une objection. Dans le texte, aucun nom n’est donné à la position ainsi évoquée. Le lecteur peut toutefois se faire à lui-même deux réflexions. D’abord, que c’est une position qui pourrait trouver des partisans, par exemple chez certains héritiers de la révolution copernicienne ou certains pragmatistes. Ensuite, qu’une telle position a pu être attribuée à Wittgenstein lui-même. Mieux : que lui-même s’attend à ce que, justement, elle lui soit attribuée.

Par ailleurs, il est permis de se demander si Wittgenstein ne réintroduit pas au § 242 ce qu’il vient de rejeter au § 241. D’abord, nous lisons que l’accord porte sur le langage, pas sur les opinions (car on peut énoncer des opinions contradictoires dans un même langage). Mais, ensuite, nous lisons que l’accord sur le langage, autrement dit sur les définitions, ne suffit pas : si des gens croyaient s’entendre sur les définitions des mots, mais s’ils étaient sans cesse en conflit lorsqu’ils formulent des jugements à l’aide de ces mots, nous devrions nous demander s’ils parlent le même langage.

À suivre ce raisonnement, on pourrait donc dire : c’est un fait que nous avons un langage commun; or la condition de possibilité de ce fait est que nous reconnaissions des vérités communes; mais, dans ce cas, le fondement par lequel nous justifions la validité de ces opinions communes n’est pas qu’elles soient confirmées par la réalité, c’est qu’elles sont nécessaires au fonctionnement du langage comme instrument de communication.

D’où une interprétation des derniers écrits de Wittgenstein qui a ses partisans : le cœur de la pensée du second Wittgenstein est la critique du solipsisme. Cette critique permet de surmonter l’idéalisme du sujet singulier, du moi, autrement dit le solipsisme individuel, mais elle laisse entière la question de l’idéalisme comme tel, si du moins il est possible de concevoir un idéalisme du sujet collectif, du nous, donc un solipsisme communautaire.

Lorsque Wittgenstein parle de l’idéalisme — par quoi il entend l’idéalisme classique —, c’est toujours pour le critiquer. Si la position qui fait du consensus un critère du vrai était bel et bien une forme d’idéalisme, on devrait pouvoir transposer à cette nouvelle doctrine ce que Wittgenstein disait de l’idéalisme classique : tant le diagnostic (quelle est la confusion qui conduit à cette réduction ?) que le remède (quelle est la distinction à rétablir ?).

Je poserai donc deux questions :

(1) Qu’est-ce que Wittgenstein reproche à l’idéalisme, au sens de l’école philosophique que lui-même désigne ainsi ?

(2) Est-ce que les arguments anti-idéalistes de Wittgenstein portent seulement contre une version classique, monologique, potentiellement solipsiste, de la doctrine ? Ou bien est-ce qu’ils s’appliquent, mutatis mutandis, à l’idéalisme linguistique ?

 

LA DOCTRINE DE L’IDÉALISME CLASSIQUE (ESSE EST PERCIPI)

Wittgenstein emploie en général le mot « idéaliste » dans le sens le plus traditionnel pour désigner une position qui rend incertaine, voire douteuse ou fausse, l’existence d’un monde extérieur :

Les erreurs philosophiques les plus graves se produisent toujours lorsqu’on veut appliquer notre langage ordinaire — physicaliste — dans le domaine du donné immédiat.

Lorsqu’on demande par exemple : « la boîte existe-t-elle encore lorsque je ne la regarde pas ? », la seule réponse correcte serait : « certainement si personne ne l’a emportée ou détruite ». Naturellement, le philosophe ne se contenterait pas de cette réponse, mais ce serait une façon tout à tait correcte de réduire à l’absurde la question posée. Toutes nos façons de parler sont tirées du langage physicaliste normal. On ne peut les utiliser dans la théorie de la connaissance ou la phénoménologie sans jeter une lumière trompeuse sur l’objet (Remarques philosophiques § 57)

Ce texte porte bien sur l’idéalisme, même si le mot n’y est pas, puisqu’il s’agit de l’existence des choses du monde extérieur (Cf. Fiches § 413-414). La question posée par le philosophe idéaliste porte sur des existences. On notera qu’il ne s’agit pas de l’existence au sens du logicien ou du mathématicien (celle dont il est question dans une formule comme « il existe au moins un objet qui correspond à telle description »). Il s’agit bien plutôt de l’existence dont s’occupe le métaphysicien, autrement dit, pour fixer les idées, de l’être au sens où cette notion de l’être entre dans la définition de la vie par Aristote : être, pour les vivants, c’est vivre. On pourrait dire ici de la même façon être, pour une boîte — ou encore exister comme boîte pour un assemblage matériel —, c’est avoir une organisation de ses parties qui permet de servir de contenant dans des manipulations telles que le transport, l’entreposage, etc. Faute de cette organisation (l’assemblage des parois), la boîte est détruite (même si les matériaux subsistent).

J’ai ici défini, bien sûr, la boîte comme objet physique, pas la boîte comme « objet de représentation  », celle pour qui l’esse se réduit au percipi. Wittgenstein attire notre attention sur cette confusion favorisée par le fait que nous parlons dans les deux cas de « la boîte que je vois ». Il ne le fait pas en opposant des modes d’existence, mais plutôt des jeux de langage, ce qui lui permet de souligner qu’il y a un ordre de préséance entre ces « jeux » lorsque nous voulons parler des apparences  , nous devons reprendre, dans une application secondaire, le vocabulaire des objets physiques, et par conséquent nous devons déjà savoir utiliser ce dernier dans son application primaire à des objets physiques. Or il y a une différence grammaticale, syntaxique, entre ces deux applications du vocabulaire des objets physiques. Selon la grammaire de l’objet physique, on pourra demander : est-ce que la boîte que tu vois est lourde, est-ce qu’elle est solide, est-ce qu’elle passera par l’escalier ? Selon la grammaire de l’objet intentionnel de la perception , ces questions n’ont aucun sens : un objet purement visuel  ne pèse rien, ne peut pas être manipulé, etc. Ici, on ne peut s’empêcher de penser au célèbre paradoxe husserlien : « un arbre perçu ne peut pas brûler » .

« D’un arbre tout court, on peut énoncer qu’il brûle, mais un arbre perçu “en tant que tel”  ne peut pas brûler (...) » (La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. § 70. Gallimard, 1976, p. 372). C’est Husserl lui-même qui parle d’un paradoxe de l’objet intentionnel

 

L’arbre perçu en tant que tel — c’est à dire l’arbre en tant qu’il est perçu et non plus seulement l’arbre en tant qu’il est arbre (il s’agit en fait de l’arbre existant en opposition à l’arbre étant. L’arbre existant n’est autre que l’arbre apparaissant) —, c’est notre vieille connaissance : le phénomène en tant que phénomène de Hegel (Phénoménologie).

Hegel nous dit que « le phénomène en tant que phénomène est le supra sensible » [Cf. FORCE AND THE UNDERSTANDING]. Or le supra sensible a pour caractéristique principale de ne pas être sensible, c’est la moindre des choses. Donc le phénomène en tant que phénomène n’apparaît pas, donc le phénomène en tant que phénomène n’est pas un « apparaissant » (un phénomène en grec). Si au lieu du terme phénomène, par lequel les traducteurs français de Hegel s’entêtent à traduire Erscheinung [Cf. commentaire du lexique de Lefebvre], on emploie la traduction correcte : apparition, cela donne : l’apparition en tant qu’apparition n’apparaît pas. Hegel ajoute : l’intérieur naît du phénomène.

Le prétendu objet intentionnel n’est pas un objet. Ainsi l’arbre perçu en tant qu’il est perçu n’est pas perçu.

Remarquons que lorsque Kant veut dire phénomène (pour des raisons qui m’échappent) il écrit phénomène (50 fois environ dans la Cripure de la raison tique). Lorsqu’il veut dire apparition, il écrit apparition (750 fois environ dans la CRT).

Husserl nous dit des sottises. Husserl est un malade qui aurait dû consulter le Dr Wittgenstein. Quant à Frege, il nous dit que lorsque la forêt brûle, ce sont les arbres qui brûlent (les champignons aussi) et non pas l’ensemble des arbres (ni l’ensemble des champignons) quoique tous les arbres soient brûlés.

Étant donné qu’il n’y a pas d’objet intentionnel de la perception, il n’y pas non plus de grammaire de l’objet intentionnel de la perception. Tout cela est du charabia.

 

L’IDÉALISME LINGUISTIQUE COMME MÉTAPHYSIQUE DE L’IDÉALITÉ LINGUISTIQUE DE CERTAINES ENTITÉS

Je viens de définir l’idéalisme comme une doctrine qui assigne à certaines entités un autre statut existentiel que celui qu’elles ont selon le sens commun : leur véritable statut ne serait pas l’existence indépendante (je veux dire, indépendante de nos actes mentaux), mais l’idéalité. L’idéalité dont parlaient Berkeley et la philosophie classique peut être qualifiée de mentale. Pour qu’il soit intéressant de parler d’un idéalisme linguistique, il faudra donc trouver une opération philosophique analogue chez ceux qui le professent. Il faudrait que le statut de certaines entités soit en question, que l’on puisse leur refuser l’existence indépendante et leur concéder seulement une idéalité linguistique (et non plus mentale). Ces entités n’existeraient pas si nous n’avions pas un langage pour les nommer.

L’idéalisme sémiotique, connu aujourd’hui sous le nom de « poststructuralisme » [Cf. Le même et l’autre et « La querelle de l’humanisme »], a soutenu qu’il en était ainsi de toutes les classifications naturelles. Cette philosophie, issue d’une interprétation philosophique de la linguistique de Saussure, paraît incarner une sorte de nominalisme extrême : les individus existent en dehors du langage, mais chacun d’eux n’existe qu’à titre d’individu. Dès qu’on parle d’un individu comme étant un arbre ou un cheval, on substitue à l’individu ineffable une entité signifiée qui est un pur « effet de langage ».

Il n’y a aucune raison d’attribuer à Wittgenstein une telle doctrine. Il n’y a d’ailleurs aucune raison non plus de soutenir soi-même une telle doctrine, à moins de partager l’idée selon laquelle toutes les différences réelles sont des différences d’individu à individu. En revanche, comme l’a montré Elizabeth Anscombe (dans son étude sur Wittgenstein et l’idéalisme linguistique), on peut dire que Wittgenstein a soutenu que le langage jouait un rôle constitutif, et pas seulement descriptif, dans d’autres domaines, comme ceux des signes, des coutumes, des droits, des règles. Le meilleur exemple serait celui des jeux : il n’existerait pas quelque chose comme le jeu d’échecs si l’on ne disposait pas d’un langage pour parler des échecs et fixer les règles du jeu d’échecs. De même que le pur objet visuel n’existe en acte que s’il est visuellement perçu, de même une règle, ou une norme juridique, n’existent que si elles sont déclarées comme des règles ou des normes.

Toutefois, la portée d’un tel idéalisme est locale, puisqu’il porte sur des réalités que personne ne désire vraiment traiter comme des entités indépendantes de nous. Ce n’est pas cette idéalité linguistique des règles ou des normes humaines qui est visée par la thèse générale selon laquelle le consensus humain décide du vrai et du faux.

 

SENS ET VÉRIFICATION

Wittgenstein a eu l’occasion de s’expliquer sur un éventuel idéalisme de sa part — dans son sens du terme —, lorsqu’il a cherché dans un cours (dans un cours de Cambridge donné pendant l’année universitaire 1932-33) à dissocier ses idées de celles du cercle de Vienne. « Le sens d’une proposition est sa méthode de vérification ». Comme on sait, ce dicton qui a servi de slogan au positivisme logique a son origine chez Wittgenstein lui-même (P.M.S. Hacker, Insight an illusion, 1972 ; Wittgenstein, : Meaning and Mind, 1993). Ce dernier ne répudie nullement l’idée en question, qu’il formule ainsi : « si vous voulez connaître le sens d’une phrase, demandez comment la vérifier » (Les Cours de Cambridge, 1932-1935, p. 44 [29]). Toutefois, explique-t-il, on s’est mépris sur son idée selon laquelle il y a une connexion entre sens et vérification. On l’a interprété dans un sens qui en fait une doctrine idéaliste. « There is a mistaken conception of my view concerning the connection between meaning and vérification which turns the view into idealism [Il y a une conception erronée de ma conception du rapport entre sens et vérification, qui transforme cette conception en idéalisme]. »

Voici son exemple. Je lis dans le journal que c’est l’équipe de Cambridge qui a gagné la régate (boat race). Je vérifie donc la proposition « Cambridge a gagné la régate » en lisant les résultats dans le journal. Par conséquent, l’énoncé : « J’ai lu le résultat de la régate dans le journal » est ici ce qui vérifie l’énoncé : « Cambridge a gagné la régate ». Pourtant, le sens de « Cambridge a gagné la régate » n’est pas donné par « J’ai lu le résultat de la régate dans le journal ». Par exemple, si quelqu’un se réjouit que Cambridge ait gagné la course, cela ne veut pas dire qu’il se réjouisse que j’aie lu le résultat dans le journal. Wittgenstein reproche donc à la sémantique positiviste de pratiquer une réduction illégitime.

En quoi consiste, selon Wittgenstein, la méprise des Viennois ? On a cru qu’il s’agit d’opérer une réduction alors qu’il s’agissait plutôt de mettre en évidence une relation interne, une connexion grammaticale. La méthode de vérification ne donne pas le sens de la proposition, mais elle contribue a l’expliquer. Par exemple, il fait partie du sens de « Cambridge a gagné la régate » que cela s’applique à quelque chose dont on peut être le témoin, qui peut être rapporté dans le journal, qu’on peut y lire, etc.

Wittgenstein met ici en cause le désir d’expliquer une chose en termes d’autre chose. « The mistake here is in trying to explain something in terms of something else [L’erreur est ici qu’on essaie d’expliquer quelque chose en termes de quelque chose d’autre]. » Erreur, car la chose à expliquer n’a pas la même grammaire que celle à laquelle on voudrait la réduire. Et c’est dans de tels cas qu’il est approprié de parler d’idéalisme. L’idéalisme est de dire qu’une chaise se réduit à quelque chose de plus directement donné, par exemple à des données visuelles. Une chaise ne serait rien de plus que la coordination d’une série des « idées de chaise » — le mot « idée » étant pris au sens de l’empirisme anglais —, des apparences visuelles de chaise, des « aspects visuels » de chaise. Pourtant, la grammaire du mot « chaise » n’est pas celle de « aspect visuel d’une chaise » : je peux m’asseoir sur la chaise, pas sur l’aspect visuel d’une chaise . Il n’en reste pas moins que l’explication du mot « chaise » peut passer par le fait qu’une chaise offre à l’observateur des aspects visuels : si nous acceptions de parler de chaises pour des objets invisibles, nous aurions changé le sens du mot.

Et pour cause puisque jamais n’exista, et jamais n’existera, d’aspect visuel d’une chaise autre que les représentations des peintres et les plans des menuisiers. Cela dit, vous pouvez vous asseoir sur le tableau ou le plan, et même les brûler.

« aspect visuel » est le nom d’une classe. À ce titre, c’est un objet, mais seulement à ce titre. Quand à la rugosité, par exemple, elle s’apprécie aussi bien par la vue que par le toucher. Vous pouvez même, afin d’apprécier sa rugosité, poser sur la chaise ce délicat organe que l’on nomme le popotin. Cet aspect appartient donc à deux classes. Aspect rugueux est une propriété de la chose, aspect visuel, non.

D’ailleurs, comme Descombes le dit lui-même, « aspect visible » signifie seulement que la chaise n’est pas invisible (contrairement aux portes en verre qui tombent, violemment, sous le toucher, après quoi votre nez devient douloureux. C’est votre nez qui est douloureux, ce n’est pas la douleur qui est douloureuse), autrement dit qu’elle apparaît. La chaise appartient à la classe des objets visibles, des objets qui tombent sous la vue mais aussi à la classe des objets contondants.

Enfin on ne peut comparer la rugosité qui est une propriété de la chaise avec le « vue » de « la chaise est vue », car qu’elle soit vue n’est pas une propriété de la chaise. La propriété correspondante est « visible », « classe des objets visibles ». L’embarras provient de la polysémie prolifique du verbe être.

En ce sens, la sémantique positiviste est idéaliste. Elle réduit une chose à son idée, elle pose que « a boat race = the idea of a boat race [une régate = l’idée d’une régate] ». Elle ne tient pas compte de la différence entre la grammaire de « Cambridge a gagné » et celle des diverses phrases qui pourraient servir à donner des justifications d’une assertion sur la victoire de Cambridge.

Qu’il y ait, si l’on veut, une phénoménologie de la chaise ou une description possible du « mode de donation visuelle d’une chaise »  n’autorise aucun phénoménisme quant aux choses : ce serait confondre la connexion entre les deux propositions « Voici une chaise » et « Ceci m’a l’air d’une chaise » avec une équivalence. De même, il y a une connexion grammaticale entre « Gagner la régate » et « assister à la régate » ou « figurer dans le journal comme le vainqueur de la régate », mais pas une équivalence sémantique qui autoriserait de remplacer ces expressions les unes par les autres  .

Cf. Les Cours de Cambridge, p. 44 [28-29] : « Comment la signification d’une phrase portant sur le passé pourrait-elle être donnée par une phrase portant sur le présent ? […] Ma réponse consiste à nier que la vérification donne la signification. Elle détermine simplement la signification, c’est-à-dire qu’elle détermine son emploi, ou sa grammaire ».

 

Balivernes et charabia : c’est donc bien cela, ce malade de Husserl prétendait voir la vision. Cette tentative est condamnée par l’expérience de pensée du moulin de Leibniz, § 17 de La Monadologie.

On remarquera que le lecteur lit dans son journal quelque chose comme : « Cambridge a gagné la régate ». S’il comprend ce qu’il lit, il peut offrir comme vérification de cet énoncé le fait qu’il l’a lu dans le journal (et la vérification vaut ce que vaut le journal cité). Le lecteur ne lit pas dans le journal un énoncé du genre : « Il est écrit dans le journal que Cambridge a gagné la régate. » Et, même si c’est ce qu’il y lisait, il lui faudrait malgré tout comprendre la phrase initiale sur la victoire de Cambridge pour comprendre l’énoncé de sa preuve. La portée de cette remarque apparaîtra dans un instant.

 

DE L’IMPRESSION À LA CONVENTION

« Tu dis : “ceci est rouge”, mais comment décide-t-on si tu as raison ? » (Fiches. § 429). Partout où il y a assertion, il y a — semble-t-il — la possibilité d’une erreur, et donc la possibilité de demander quelle est la justification particulière. Cette considération est justement ce qui donne naissance aux théories de la connaissance : avons-nous une garantie contre la possibilité d’une erreur générale ?

En réalité, il n’est pas vrai que nous devions justifier toutes nos assertions par des preuves. User d’un mot sans avoir une justification, ce n’est pas en user à tort (Recherches philosophiques § 289.)

Si je dis « Je sais qu’il pleut » ou « Voici une chaise », on peut me demander une justification. Mais est-ce que toutes les réponses pertinentes que je peux faire à une telle demande sont des justifications ? Non, car il arrivera que je réponde en expliquant pourquoi je n’ai pas besoin d’une justification. Dans ce cas, je n’aurai pas une justification à donner, mais cela ne voudra pas dire que mes « prétentions cognitives » seront illégitimes, que j’aurai tort d’assurer que je sais.

Par exemple, je sais qu’il pleut à Paris (où je ne me trouve pas à présent), car je viens de l’apprendre (par la radio, par ma femme à qui je viens de téléphoner, etc.). Mais supposons que je dise : « Je sais qu’il pleut, car je le vois en regardant par la fenêtre. » Dans un tel cas, je n’ai pas donné une preuve dont je me serais servi moi-même pour conclure qu’il pleut. J’ai fait savoir, tout au contraire, que je n’avais pas besoin de preuve pour savoir s’il pleut.

Il en va ici de « Je vois qu’il pleut » comme de la réponse « Je me souviens qu’il a plu » à la question « Comment savez-vous qu’il a plu la nuit dernière ? ». Si je voulais donner une preuve du bien-fondé de mon dire (« II a plu la nuit dernière »),je pourrais par exemple faire remarquer que le sol est mouillé. Mais je ne prouve rien en disant que je m’en souviens. Le souvenir n’est pas une donnée présente, qui serait à ma disposition dans un lieu mental privé (dans un module de la mémoire), et dont je me servirais pour fonder mon assertion sur le passé. Dire que je me souviens qu’il a plu, ce n’est pas prouver qu’il a plu par une trace mentale, alors que dire qu’il a plu puisque le sol est mouillé, ce serait effectivement prouver la pluie par une trace physique. En faisant appel à mes souvenirs personnels, j’explique en réalité pourquoi je suis en position d’asserter la proposition « Il a plu » sans avoir besoin pour cela de faire appel à quelque justification que ce soit .

Cela ne veut pas dire que ma prétention à être en position de savoir du fait de ce que je perçois ou de ce dont je me souviens soit infaillible ni qu’on ne puisse pas la contester. Parfois. je devrais admettre que j’ai mal vu ou que j’ai cru a tort me souvenir d’un épisode passé.

On risque donc de confondre les raisons que je donne à titre de preuves pour justifier mon assertion et les raisons que je donne pour me dispenser de fournir des preuves. Telle est justement la méprise qui conduit d’abord à se poser le problème insoluble d’une transition de la représentation  à la réalité extérieure à cette représentation, et ensuite aux réductions tentées en vue de construire une solution « immanente » après l’échec d’une solution « transcendante » ♦♦

C’est à dire de la proposition et non d’une prétendue représentation visuelle. L’apparition d’une chose est une apparition et non pas une représentation. Il n’y a pas de représentation dans ce cas. Encore du charabia lockiste. Et si la chose apparaît, l’apparition n’apparaît jamais. Meuh ! Merde à Locke ! Il n’est de représentation qu’au sens de Bolzano ou au sens des peintres et de leur tableaux, des architectes et des ingénieurs et de leurs plans.

♦♦ Transcendance au sens de Sartre dans De la transcendance de l’ego, qui signifie : l’égo est un objet comme un autre, comme une table ou comme une chaise, transcendant donc, et non pas immanent. Comme pour tout objet réel, les manifestations de l’ego sont intermittentes. Les apparitions des choses sont intermittentes. On ne s’étonne pas des apparitions et des disparitions des tables, des chaises, etc. Pourquoi devrait-on s’étonner des apparitions et disparitions de l’égo. J’ai mis en ligne, afin de le commenter, un texte de Kripke où celui-ci, ainsi que Hume, auquel il se réfère, tirent des conclusions erronées de ces apparitions et disparitions et font un reproche injustifié à Descartes. Je vais commenter ça bientôt.

Pour la plupart des philosophes l’Ego est un « habitant » de la conscience. Certains affirment sa présence formelle au sein des « Erlebnisse », comme un principe vide d’unification. D’autres – psychologues pour la plupart – pensent découvrir sa présence matérielle, comme centre des désirs et des actes, dans chaque moment de notre vie psychique. Nous voudrions montrer ici que l’Ego n’est ni formellement ni matériellement dans la conscience : il est dehors , dans le monde ; c’est un être du monde, comme l’Ego d’autrui. (La Transcendance de l’Ego)

♦ L’expression est malheureuse, parce que dire que l’ego est dehors, implique qu’il y ait un intérieur, c’est faire de la conscience un intérieur ; et dire qu’il n’est pas dans la conscience, c’est faire de la conscience un contenant. C’est une régression sur Husserl qui dit : l’esprit n’est pas une boîte (Sartre le dit aussi, mais se contredit implicitement, comme on vient de le voir). Décidément, toutes les intentions de Husserl sont excellentes mais toutes ses réalisations (ses publications) sont foireuses. Il ne peut parvenir de la compréhension au savoir. Savoir c’est savoir dire. Il n’y a de savoir que collectif. Enfin je ne connais pas cette dame (Mme la conscience), une amie de Husserl je suppose. Je ne l’ai jamais rencontrée mais je mentirais si je disais que je n’en ai jamais entendu parler.

Notez en consultant cette machine à dire que dire n’est pas nécessairement savoir. Cette machine passe haut a main le test de Turing, mais elle ne sait répondre qu’à des questions post-modernes. Manifestement, Husserl s’est servi de cette machine pour écrire La terre ne se meut pas.

Si l’on voulait interpréter « Je vois qu’il pleut » comme une preuve qu’il pleut — et non comme une explication de ce qui me permet d’être en position de savoir qu’il pleut — on se heurterait aussitôt au problème d’un langage originel pour les données privées, les impressions . Il me faudrait en effet pouvoir décrire cette impression. Mais lorsque je cherche à décrire une impression, tout ce que j’arrive à dire, c’est : « J’ai l’impression visuelle ♦♦ qu’on a lorsqu’on voit qu’il pleut. » Ma capacité à décrire mon impression suppose donc que je puisse dire « Il pleut » sans mentionner mes impressions.

 Sartre montre dans la Transcendance de l’égo que ces prétendues impressions ne sont que des objets comme les autres, comme les tables et les chaises.

♦♦ Je dirais de Wittgenstein — ou plutôt : je dirais du locuteur inconnu cité ici par Descombes — ce que Durkheim dit de Locke : il ne sait rien de prétendues impressions visuelles mais a seulement connaissance d’une idée (idée stupide) des impressions visuelles. Tout cela est une vue de l’esprit dénuée de sens. Et que dire de ces gens qui écrivent ici ou là qu’ils ont ou qu’ils ont eu une impression de rouge. Non sens. Stupidité. Tout cela n’est pas gai après plus de deux mille ans de philosophie.

L’expression correcte dans ce cas serait : « j’ai vu ce qu’on voit quand il pleut. », ce qui est la réponse du berger à la bergère : à question stupide, réponse stupide. Comme le dit la sagesse populaire : « On voit rouge » et non pas « On a une sensation de rouge ». De même les gens qui ont la jaunisse voient tout jaune mais n’ont pas pour autant « une sensation de jaune ». Merde à la fin ! La sensation de rouge est une bête aussi fabuleuse et inexistante que la chimère. Je n’ai jamais, de ma vie, rencontré cette bête. Certaines gens prétendent la rencontrer tous les jours. Farceurs !

Remarquons enfin que la tournure « J’ai vu ce qu’on voit quand il pleut. » n’a aucun rapport avec le conventionnalisme car elle ne se soucie pas le moins du monde de ce que vous voyez quand il pleut. Vous voulez sortir. Je regarde par la fenêtre et je dis : « Il pleut. » Vous prenez votre parapluie. C’est tout. C’est une forme de vie. Peu importe ce que vous voyez (ou entendez, ou touchez) quand il pleut. Vous et moi vivons dans un savoir commun. Les animaux vivent dans la prairie ou dans la forêt. Les hommes vivent dans un savoir quoiqu’ils soient ignorants. Ils ignorent, notamment, qu’ils vivent dans un savoir. De même, le monde est savant, mais il l’ignore.

Comme l’écrit Wittgenstein (Recherches philosophiques § 355) : on dit que nos impressions sensibles peuvent nous tromper, mais l’important n’est pas là, il est que si elles peuvent nous tromper, « nous comprenons leur langage ». Lorsque mes impressions visuelles me disent [voilà qu’elles parlent à présent. C’est magique] — à tort ou à raison — qu’il pleut, je comprends ce qu’elles disent [c’est Siegfried qui comprend soudain ce que disent les oiseaux ! C’est merveilleux], et je le comprends parce que je comprends la phrase française : « Il pleut ».

Au lieu de répondre « Je sais que c’est rouge parce que je vois du rouge » [et non pas « j’ai une sensation de rouge »], le sujet pourrait aussi répondre : « Je sais que c’est rouge parce que je sais quel est le nom de cette couleur en français ». Une telle réponse, écrit Wittgenstein, serait correcte (Recherches philosophiques, § 381). Mais si nous interprétions cette réponse comme une justification de l’assertion, nous ne ferions que remplacer une fausse justification par une autre fausse justification. Au lieu de chercher une justification derrière dans les impressions privées[il ne peut pas y avoir de langage privé pour la bonne et suffisante raison qu’il n’y a pas d’impressions, sensations etc privées] , nous la chercherions dans une convention.

 Les impressions privées n’existent pas, ne sont que des vues de l’esprit. Et quand il y a quelque chose que l’on peut dire privé à juste titre, il s’agit simplement d’objets et non d’impressions ou de sensations.

Et, comme pour toute manifestations d’objets, les manifestations de ces objets ne se manifestent jamais, seuls se manifestent les objets. Ces manifestations ont lieu dans le monde. Les apparitions des choses ont lieu dans le monde. C’est là l’apport essentiel de Husserl (Cf. la célèbre description du pommier) et Sartre lui rend justice pour cela, mais il est bien obligé de constater que Husserl n’a pas su s’arrêter au bon moment : il a voulu voir la vision (c’est à dire le pommier en tant que pommier perçu) et écrivit pour cela des volumes et des volumes de sottises, sottises pieusement reprises par des générations d’imbéciles.

Nous pouvons imaginer un idéaliste classique qui aurait décidé de transformer sa théorie de la connaissance en idéalisme linguistique. Convaincu par les arguments contre l’objet privé, averti des confusions entourant le recours à des données immédiates de la conscience, il renonce à justifier l’énoncé sur le non-moi « Il pleut » par l’énoncé sur le moi « Il m’apparaît qu’il pleut et je ne trouve pas de raison particulière de douter que cette apparence soit véridique ». Mais il ne renonce pas à l’idée qu’il doit donner une justification ultime de son assertion. Il nous renvoie maintenant à une garantie que donnerait le jeu de langage ou le consensus dans ma langue, dira-t-il, ou dans ma communauté, on dit que quelqu’un sait de quelle couleur est l’objet s’il lui attribue la même couleur que les autres; on dit qu’il sait s’il pleut, ou encore qu’il sait employer « Il pleut » conformément à la règle, lorsqu’il dit lui-même « Il pleut » en accord avec le jugement des autres, ou de la majorité des autres.

À cela, Wittgenstein objecte, comme toujours, qu’une philosophie descriptive ne trouve pas trace de cet appel à la communauté dans la démarche d’un sujet qui dit : « Ceci est rouge », ou bien : « Il pleut ». Je sais le français, cela veut dire seulement que je sais appliquer les règles, pas que je fais dépendre ma réaction de ce qu’une majorité des francophones diront dans le cas en question. Sans doute, si tout le monde disait autrement que moi, je serais stupéfait. Mais, dans le cas où le désaccord se reproduirait régulièrement, la conclusion que je devrais tirer ne serait pas que je me suis trompé, mais plutôt que nous ne parlons plus la même langue.

 

CRITIQUE DE L’IDÉALISME LINGUISTIQUE

Est-il éclairant de signaler les aspects idéalistes de la théorie conventionaliste de la vérité ? Cela n’est éclairant que si l’on peut transposer au nouvel idéalisme le diagnostic et le remède qu’on avait appliqué à la forme classique. Ce dernier se caractérisait par le fait qu’il tentait de donner une réponse à une question insoluble : comment atteindre un au-delà des apparences lorsqu’on ne dispose pour tout point de départ que des apparences  ?

Cf. la question qui récapitule au fond toute la querelle de la Chose en soi et de son Phénomène : comment vérifier les informations que donne le journal si tout ce dont on dispose pour cela, ce sont d’autres exemplaires du même journal ? (Recherches philosophiques, § 265.)

Il y a dans la question posée une confusion entre deux jeux de langage. Dans le cas de l’idéalisme phénoménologique, on confondait décrire les objets et décrire l’expérience . Dans le cas de l’idéalisme linguistique, on confond, selon la comparaison de Wittgenstein au § 241 des Recherches, l’opération d’instaurer un système de mesure (de fixer par exemple l’unité de mesure) et l’opération d’appliquer ce système.

Exactement. Husserl a voulu décrire la vision. Peine perdue. La vision n’est pas visible. Plus généralement : la manifestation ne se manifeste pas.

On a vu comment l’idéalisme classique procédait, selon Wittgenstein, d’une confusion favorisée par l’ambiguïté de l’expression « l’objet que je vois » (est-ce l’arbre qui peut brûler, l’objet physique, ou est-ce l’objet intentionnel, le donné visuel [chimère] ?). De même, dans l’idéalisme linguistique, la confusion est facilitée par le fait que c’est la même phrase, par exemple « ceci est rouge » ou « ceci est une chaise », qui sera utilisée :

1) Tantôt pour décrire, à l’aide d’une forme de description déjà instaurée, déjà mise en circulation, un objet particulier (ce rideau est rouge, ce meuble est une chaise).

2) Tantôt pour fixer le sens (l’usage) du mot, pour choisir et isoler un échantillon qui fera office, désormais, de « paradigme ». Comment est-ce quand c’est rouge ? On montre un échantillon de rouge, et non pas un échantillon d’apparence de rouge [ce qui est impossible puisque l’apparence n’apparaît pas. Comment montrer quelque chose qui n’apparaît pas ?]. Wittgenstein l’illustre par le dialogue suivant :

« Ceci me semble rouge » — « Et comment est-ce, rouge ? » — « Ainsi. » Et il faut ici indiquer le bon paradigme (Fiches § 420).

La distinction de ces deux jeux, celui de l’accord sur la définition (détermination du paradigme ou de la mesure) et celui de l’accord sur le jugement, est précisément ce qui permet de parler d’une comparaison de la proposition avec la réalité [la proposition est la représentation et elle seule], et donc de sortir des paradoxes du représentationisme [merde à l’amer Locke !] :

Qu’une proposition empirique soit vraie et une autre fausse, cela ne fait pas partie de la grammaire. Appartiennent à la grammaire toutes les conditions (la méthode) nécessaires pour comparer la proposition à la réalité. Autrement dit, toutes les conditions nécessaires pour la compréhension du sens (Grammaire philosophique, § 45).

Sans doute, si les gens cessaient d’être d’accord sur le fait que ceci (que je vous montre tout en parlant) est de la même couleur que l’échantillon conventionnel, ou que ceci (que je vous montre) a la même longueur que l’unité conventionnelle de mesure, ce serait un désastre : nous n’aurions plus véritablement un langage commun ou un système de mesure commun. Toutefois, cet accord dans l’application, cette constance dans les résultats, Wittgenstein ne les fonde nullement sur la convention, sur l’accord humain, mais il les renvoie à la nature des choses : « C’est toujours par la grâce de la nature que l’on sait quelque chose » (De la Certitude, § 505) .

 

CONCLUSION

J’avais annoncé deux questions, il est temps de voir quelles sont les réponses.

1) Qu’est-ce que Wittgenstein reproche à l’idéalisme ? Il lui reproche de commettre la faute philosophique qu’il caractérise ainsi : persister à demander le pourquoi d’un acte ou d’une pratique, alors que la seule réponse correcte, la seule réponse intelligible, a déjà été donnée. Par exemple, je réponds « J’ai vu qu’il pleuvait » pour expliquer comment je pouvais affirmer qu’il pleuvait, ou je réponds « J’ai appris à parler ainsi » pour expliquer que je qualifie de « rouge » les objets rouges. Au-delà de cette réponse par la pratique et l’apprentissage, ce qui bien entendu ne saurait suffire au théoricien critique de la connaissance, il n’y a plus que de fausses réponses à une fausse question. Ces justifications par l’impression privée ou par la convention humaine ne justifient rien, non pas parce qu’elles seraient encore beaucoup trop « transcendantes » alors que nous devions répondre avec des données « immanentes », mais parce qu’elles reposent sur une assimilation fallacieuse d’un jeu de langage à un autre.

2) Est-ce que l’argument construit par Wittgenstein contre l’idéalisme du sujet individuel vaut aussi contre un idéalisme communautaire ? Oui, s’il est transposé ainsi : l’erreur est de confondre le jeu de langage qui détermine a priori les conditions dans lesquelles une expression descriptive de notre langage sera comparée à la réalité et le jeu de langage dans lequel nous utilisons ces expressions avec la prétention qu’elles soient vraies ou fausses. Ainsi, la réponse de Wittgenstein au reproche d’avoir fait du consensus humain ce qui décide du vrai tient bien finalement dans la distinction :

C’est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c’est dans le langage que les hommes s’accordent (Recherches philosophiques, § 241).

 

[ Pages 191 à 205 in Wittgenstein état des lieux, éditeur Élisabeth Rigal, Vrin, 2008 ]

 

 

Wittgenstein

 

Remarques philosophiques

57. L'emploi du mot « je » est une des formes de représentation les plus fallacieuses de notre langage, en particulier là où celui-ci a recours au « je » pour re-présenter l'expérience vécue immédiate – comme dans : « Je vois une tache rouge. »

Aussi serait-il riche d'enseignement de remplacer cette façon de s'exprimer par une autre dans laquelle l'expérience vécue immédiate ne serait pas re-présentée à l'aide du pronom personnel; parce que ce faisant on pourrait voir que cette re-présentation n'est pas essentielle aux faits. Non que la re-présentation nouvelle soit en quelque sens que l'on veuille plus correcte que la première, mais son utilité, sa seule utilité, serait de montrer clairement ce qu'est d'un point de vue logique l'essentiel de la re-présentation.

Les pires erreurs philosophiques apparaissent toujours lorsque l'on veut appliquer notre langage ordinaire – physique – au domaine du donné immédiat.

Si l'on demande par exemple : « La caisse existe-t-elle encore si je ne la regarde pas ? », la seule réponse correcte serait « Assurément, si personne ne l’a prise ou détruite. » Naturellement le philosophe ne se satisferait pas de cette réponse mais c’est tout à fait à juste titre qu’elle entraînerait ad absurdum sa façon de poser la question.

Toutes nos formes de discours sont issues du langage physique normal et ne sont pas à employer en théorie de la connaissance ou en phénoménologie, à moins de jeter un éclairage faux sur l'objet.

La simple formulation « je perçois x » est déjà issue d’une façon de s’exprimer liée au monde physique et x sera ici un objet physique – par exemple un corps. Il est déjà faux d'utiliser cette tournure en phénoménologie où x se réfère forcément à un donné. Alors en effet « je », comme « perçois », ne peuvent non plus avoir le même sens que plus haut.

Fiches

413. L’un est un réaliste convaincu, l’autre un idéaliste convaincu, et ils éduquent leurs enfants en conséquence. Pour une chose aussi importante que l’existence ou la non-existence du monde extérieur, ils ne veulent rien apprendre de faux à leurs enfants.

Que leur apprendra-t-on ? À dire notamment ceci : « Il y a des objets physiques », et éventuellement le contraire ?

Si quelqu’un ne croit pas aux fées, non seulement il n’a pas besoins d’apprendre à ses enfants « Il n’y a pas de fées », mais encore il pourra se dispenser de leur apprendre le mot “fée”. En quelles circonstances devront-ils dire : « Il y a... », ou « Il n’y a pas... » ? Uniquement s’il leur arrive de rencontrer des gens qui croient le contraire.

 

414. Mais l’idéaliste enseignera à ses enfants le mot « chaise », car il veut leur apprendre à faire ceci ou cela, par exemple à aller chercher une chaise. Qu’est-ce qui différencie alors ce que disent des enfants éduqués à la manière idéaliste de ce que disent des enfants éduqués de manière réaliste ? La différence est-elle seulement celle d’un cri de guerre ?

 

429. Tu dis : « Ceci est rouge », mais comment décidera-t-on si tu as raison ? N’est-ce pas l’accord des hommes entre eux qui en décide ? — Mais est-ce que je fais appel à cet accord dans mes jugements sur les couleurs ? Les choses se passent-elles ainsi : je fais voir un objet à un certain nombre de personnes ; un mot appartenant à un certain groupe de mots (celui qu'on appelle les mots de couleurs) vient à l'esprit (fällt ein) de chacune d’entre elles ; et si “rouge”, par exemple, est celui qui est venu à l'esprit de la majorité des observateurs (à laquelle je n'appartiens pas nécessairement moi-même), le prédicat “rouge” appartient légitimement à l’objet. Une telle technique pourrait en effet avoir son importance.

 

Recherches philosphiques

216. « Une chose est identique à elle-même. » — Il n’y a pas de plus bel exemple de proposition inutile, et néanmoins liée à un jeu de la représentation. Comme si nous insérions en imagination la chose dans sa forme propre, et comme si nous constations qu’elle lui convient.

Nous pourrions dire aussi : « Toute chose se convient à elle-même ». — En d’autres termes : « Toute chose s’insère dans sa propre forme. » En même temps qu’on regarde une chose, on imagine un espace qui lui serait réservé, dans lequel elle s’insérerait parfaitement.

Cette tache « convient-elle » au blanc qu’il y a autour d’elle ? — Mais c’est exactement ce qui aurait semblé se produire si, au lieu de la tache, il y avait eu d’abord un trou et qu’ensuite la tache s’y insère parfaitement. Mais, par l’expression « elle convient », on ne se contente pas de décrire cette image. On ne se contente pas de décrire cette situation.

« Toute tache de couleur convient parfaitement à ce qui l’entoure » est une forme plutôt spécialisée du principe d’identité.

 

265. Soit un tableau — par exemple un dictionnaire — qui n’existerait que dans notre imagination. Au moyen d’un dictionnaire, nous pouvons justifier la traduction du mot X par le mot Y. Mais parlerons-nous encore de justification si le tableau ne peut être consulté qu’en imagination ? — « C’est alors une justification subjective. » —Mais une justification consiste à en appeler à une instance indépendante. — « Pourtant je peux bien aussi en appeler d’un souvenir à un autre. Par exemple, si je ne sais pas si j’ai bien noté l’heure de départ d’un train, pour le vérifier, je me remets en mémoire l’image de la page de l’indicateur des chemins de fer. N’avons-nous pas affaire ici à un cas analogue ? » — Non, car ce processus doit effectivement susciter le souvenir juste. S’il n’y avait pas de possibilité de vérifier la justesse de l’image que nous nous faisons de cette page, comment la justesse du premier souvenir pourrait-elle être établie ? (Comme si quelqu’un achetait plusieurs exemplaires du quotidien du matin pour s’assurer que la vérité y est écrite.)

Consulter un tableau en imagination n’est pas plus consul­ter un tableau que la représentation du résultat d’une expéri­mentation imaginée n’est le résultat d’une expérimentation.

 

289. « Quand je dis “J’ai mal”, je suis en tout cas justifié à mes propres yeux. » — Que veut dire cette affirmation ? Veut-elle dire : « Si les autres pouvaient savoir ce que j’appelle “avoir mal”, ils admettraient que j’ai employé le mot correctement » ?

Employer un mot sans justification ne signifie pas l’employer à tort.

 

355. Ce qui est ici en question n’est pas que les impressions des sens puissent nous tromper, mais que nous comprenions leur langage. (Et ce langage, comme tout autre langage, repose sur la convention.)

 

381. Comment puis-je reconnaître que cette couleur est le rouge ? — Une réponse pourrait être : « J’ai appris le français. »

 

Grammaire philosophique

Traduit de l’allemand par Marie-Anne Lescourret

45. L’interprétation des signes écrits et des signes sonores au moyen d’explications ostensives n’est pas l’utilisation du langage, c’est une partie de la théorie du langage. L’interprétation s’effectue encore au niveau général, comme préalable à toute utilisation.

On peut concevoir l’explication ostensive comme une règle de traduction d’un langage gestuel dans un langage verbal. Si je dis « la couleur de cet objet s’appelle “violet” », pour que la dénomination puisse avoir lieu, il me faut d’abord désigner la couleur par l’indication « la couleur de cet objet ». Car je pourrais dire aussi: « C’est à toi de déterminer le nom de cette couleur », et il faut que celui qui donne le nom sache à qui le donner ‘(où le placer dans le langage).

Que cette proposition d’expérience soit vraie, cette autre fausse, cela ne relève pas de la grammaire. Ce qu’on trouve en elle, ce sont toutes les conditions (la méthode) de comparaison de la proposition avec la réalité, c’est-à-dire toutes les conditions de la compréhension (du sens).

Dans la mesure où la signification des mots se manifeste dans la satisfaction de l’attente, dans l’accomplissement du vœu, dans l’exécution de l’ordre, etc., elle apparaît déjà dans une présentation verbale de l’attente, etc. Elle est donc entièrement déterminée par la théorie du langage. Dans ce qui s’est laissé prévoir, dont on pouvait déjà parler avant que le fait n’intervienne.

 

Husserl

 

La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale

70LES DIFFICULTÉS DE L’« ABSTRACTION » PSYCHOLOGIQUE. (PARADOXE DE L’« OBJET INTENTIONNEL », LE PROTO-PHÉNOMÈNE INTENTIONNEL DU « SENS ».)

 

La psychologie ne peut pas atteindre son thème avec la même facilité que la science de la nature atteint le sien, c’est-à-dire en pratiquant une abstraction opposée à la sienne aussi et aisément réalisable, l’abstraction de tout ce qui est corporel, comme l’autre opère l’abstraction de tout ce qui est de l’esprit. L’accès à la compréhension de soi est encombré pour elle, même une fois reconnue la nécessité de l’épochè phénoménologique, par d’extraordinaires difficultés et même par des paradoxes déconcertants qui doivent être éclaircis et surmontés les uns après les autres. C’est ce qui doit désormais nous occuper. Le comble de la difficulté consiste dans le paradoxe des objets intentionnels en tant que tels. Nous entamerons la question en demandant que sont devenus tous les objets donnés dans la « conscience » des sujets dans différents modes de validité, les objets qui étaient posés avant l’épochè comme réellement étants (ou étants sur le mode du possible, ou aussi bien non-étants), maintenant que dans l’épochè du psychologue la prise de position à l’égard de toute position de ce genre doit être inhibée ? Notre réponse est que l’épochè précisément libère le regard non seulement pour les intentions (les « vécus intentionnels ») qui se déroulent dans la vie purement intentionnelle, mais également pour ce que ces intentions posent chaque fois comme valide en-elles-mêmes, dans leur propre teneur de sens, en tant que leur objet, et pour la façon dont elles le font : selon quelles modalités de validité, donc selon quelles modalités d’être, dans quelles modalités subjectives de temps, présent perceptif, passé du souvenir, c’est-à-dire ancien présent perceptif, etc. ; avec quelle teneur de sens, quel type d’objectivité, etc. L’intention et l’objectivité intentionnelle en tant que telle, mais aussi dans le « comment de ses modes de donnée », cela devient, d’abord dans la sphère des actes, un thème d’une richesse débordante. Il se prolonge bientôt en un prudent élargissement des concepts et des problèmes corrélatifs. C’est pourquoi la proposition que j’avance dans mes « Idées pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique » [Cf. § 89] et qui, séparée du contexte qui est le sien dans cet ouvrage, c’est-à-dire l’exposition de l’épochè phénoménologique, pouvait paraître choquante, cette proposition est parfaitement correcte : d’un arbre tout court on peut énoncer qu’il brûle, mais un arbre perçu « en tant que tel » ne peut pas brûler [un arbre peut être perçu dans le jardin, mais il n’y a pas pour autant d’arbre perçu, il n’y a pas de perçu comme tel. Le prétendu arbre perçu est un lockisme : c’est un retour subreptice de la représentation, de la sensation. Husserl a mis la représentation dans le jardin. C’est du théâtre en plein air, mais c’est toujours du théâtre] ; je veux dire qu’énoncer cela à son sujet, c’est faire un contresens ; car on exige alors de ce qui est une composante d’une pure perception, qui n’est pensable que comme moment de l’essentialité propre d’un sujet égologique, de faire quelque chose qui ne peut avoir de sens que pour un corps en bois : brûler. Le psychologue, aussi longtemps qu’il s’en tient à la pure description, a pour seul objet-tout-court les sujets égologiques et ce qui « dans » ces sujets égologiques eux-mêmes (mais alors grâce seulement à cette épochè) peut être éprouvé comme ce qui leur est propre de façon immanente, pour devenir ensuite le thème d’un travail scientifique plus poussé. Mais il trouve là partout non seulement des intentions, mais encore, contenus corrélativement en elles, sur un mode de l’« être-contenu » conforme aux nécessités d’essence et d’une nature absolument unique, les « objets intentionnels ». Ceux-ci ne sont pas des morceaux réels de l’intention, ils sont ce qu’elle vise, ce qui fait chaque fois son sens, et ce selon des modalités qui n’ont de sens que, précisément, pour quelque chose comme un « sens ». De ce qui est visé dans les visées, de ce dont on a conscience dans les vécus de conscience, de ce qui est intentionné dans les intentions — tous termes dont il faut absolument faire usage au sein d’une psychologie phénoménologique en les prenant dans la plus extrême extension de leur sens — on ne doit pas simplement parler il faut que tout cela devienne plutôt, et méthodiquement, le thème d’un travail psychologique. La première façon est celle de la psychologie des data. Même Hume (comment aurait-il pu l’éviter ?) parle d’impressions de... de perceptions de... (d’arbres, de pierres, etc.) et la psychologie a continué à faire de même jusqu’à aujourd’hui. C’est justement par cette cécité à l’égard de « l’être-là-dedans » intentionnel, à l’égard de « l’avoir-quelque-chose-en tête », comme dit au contraire, et fort bien, la langue, que la psychologie s’est fermé la possibilité d’une analyse effectivement intentionnelle, et, à l’opposé, celle d’une thématique de la synthèse intentionnelle — c’est-à-dire rien de moins que le thème d’ensemble de la recherche psychologique dans son essentialité propre, la recherche descriptive. Dans la vie extra-psychologique c’est devenu une habitude que de s’intéresser tantôt à ce que font les gens et à ce qui leur arrive, tantôt au « sens » que cela a (à ce qu’on « a dans la tête »); et dans la sphère des sciences également nous avons, dans une certaine délimitation de l’intérêt, la thématique de l’interprétation du sens, par exemple en philologie, dans le perpétuel retour réflexif et interrogatif qu’elle fait sur ce qu’avait en vue celui qui a fait un certain usage des mots dans son discours et se demande quelle était son expérience, sa visée en idée et en pratique, bref ce qu’il avait en tête. Mais c’est seulement lorsque, avec une cohérence universelle, on ne veut rien voir d’autre ,que cet « avoir-en-tête », dans tous ses modes subjectifs et dans la concrétude universelle de la vie qui donne le sens et qui le possède, dans sa synthèse omni-englobante pour tous les sens et toutes les donations de sens, c’est seulement alors qu’on obtient des problèmes purement psychologiques, mais jamais de façon isolée. En d’autres termes seul celui qui vit dans l’épochè universelle et possède grâce à elle l’horizon universel de la pure « vie du dedans », de la vie intentionnelle en tant qu’opératrice de sens et de validité, seul celui-là possède aussi la problématique effective et authentique, et, je le souligne de nouveau, absolument close sur soi, de l’intentionalité — laquelle problématique étant celle de la psychologie pure appartient donc ensuite à toutes les sciences qui s’occupent du psychique (la science psycho-physique et la science biologique).

Le psychologue possède cette problématique à partir de sa sphère originelle, mais celle-ci n’est jamais isolable pour lui. En éprouvant sa sphère de conscience originelle et ce qui prolifère sur elle, comme un ensemble subsistant qui ne manque jamais en elle, il a aussi toujours déjà, si peu que d’abord il y prête attention, un horizon universel inter-subjectif.

Naturellement l’épochè, en tant qu’exigence méthodologique fondamentale expresse, ne pouvait être que l’affaire d’une réflexion tardive, celle d’un homme qui déjà, dans une certaine naïveté et dans une situation historique donnée, s’est trouvé pour ainsi dire entraîné dans l’épochè et s’était approprié déjà un morceau de ce nouveau «monde du dedans », en quelque sorte un champ de proximité prélevé sur lui, où un horizon lointain se trouve obscurément préindiqué. Ainsi n’est-il parvenu que quatre ans après la conclusion des Recherches logiques à la conscience de-soi expresse, et cependant encore imparfaite, de sa méthode. Mais du coup surgirent également les problèmes extraordinairement difficiles qui se rattachent à cette méthode même, à l’épochè, à la réduction et à leur compréhension phénoménologique propre ainsi qu’à leur extraordinaire signification philosophique.

Plutôt que d’entrer ici dans le traitement de ces difficultés, et donc dans l’explicitation complète du sens de l’épochè et de la réduction psychologiques, revenons encore expressément sur une différence dans l’usage de ces deux mots, différence prise jusqu’ici dans l’ensemble de notre exposé pour allant-de-soi. Dans la psychologie pure, c’est-à-dire descriptive au sens vrai, l’épochè est le moyen pour rendre éprouvables et thématisables dans la pureté de leur essentialité propre les sujets qui, dans la vie mondaine naturelle, sont éprouvés et s’éprouvent eux-mêmes comme pris dans des relations intentionnelles-réales à des objets mondainement réaux. Ainsi deviennent-ils pour le théoricien psychologue absolument hors-du-coup des « phénomènes » en un sens nouveau et particulier — et c’est ce changement d’attitude qui s’appelle ici réduction phénoménologico-psychologique.

IDEEN I

§ 89. — ÉNONCÉ NOÉMATIQUEE
ET
ÉNONCÉ CONCERNANT LA RÉALITÉ.
LE NOÈME DANS LA SPHÈRE PSYCHOLOGIQUE.

Il est clair que tous ces énoncés descriptifs, quoiqu’ils puissent rendre le même son que des énoncés concernant la réalité, ont subi une radicale modification de sens ; de même la chose décrite, tout en se donnant comme « exactement la même », est radicalement changée, en vertu pour ainsi dire d’un changement de signe qui l’invertit. C’est « dans » la perception réduite (dans le vécu phénoménologique pur) que nous découvrons, comme appartenant indissolublement à son essence, le perçu comme tel qui demande à être exprimé comme « chose matérielle », « plante », « arbre », « en fleur », etc. Les guillemets sont manifestement significatifs, ils expriment ce changement de sens, la modification radicale de signification que le mot a subie parallèlement. L’arbre pur et simple (schlechthin), la chose dans la nature, ne s’identifie nullement à ce perçu d’arbre comme tel [le perçu d’arbre n’est rien d’autre que le retour  subreptice de la représentation] qui, en tant que sens de la perception, appartient à la perception et en est inséparable. L’arbre pur et simple peut flamber, se résoudre en ses éléments chimiques, etc. Mais le sens – le sens de cette perception, lequel appartient nécessairement à son essence – ne peut pas brûler, il n’a pas d’éléments chimiques, pas de force, pas de propriétés naturelles (resalent).

Tout ce qui est un trait distinctif du vécu sous forme purement immanente et réduite, tout ce qui ne peut être par la pensée détaché du vécu tel qu’il est en soi et qui dans l’attitude éidétique se transpose ipso facto dans l’Eidos, est séparé par un abîme de tout l’ordre de la nature et de la physique, et non moins de celui de la psychologie; et même cette image, parce qu’elle relève du naturalisme, n’est pas assez forte pour indiquer la différence.

Le sens de la perception appartient également, cela va de soi, à la perception avant la réduction phénoménologique (à la perception au sens de la psychologie). On peut donc ici apercevoir clairement en même temps comment la réduction phénoménologique peut acquérir aux yeux du psychologue l’utile fonction méthodologique de fixer le sens noématique, en le distinguant strictement de l’objet pur et simple, et d’y reconnaître un facteur qui appartient de façon inséparable à l’essence psychologique du vécu intentionnel – ce vécu étant désormais conçu comme réalité naturelle (real).

De part et d’autre, dans l’attitude psychologique aussi bien que dans l’attitude phénoménologique, il ne faut pas perdre de vue que le « perçu » en tant que sens n’inclut en soi aucun élément (et donc ne tolère point que lui soit attribué sur le fondement de « connaissances indirectes » aucun élément) qui « n’apparaisse réellement » dans la chose qui dans un cas donné apparaît à la perception; et il l’inclut exactement sous le même mode, avec la même façon de se donner que celle avec laquelle cette chose accède à la conscience dans la perception. Sur ce sens, tel qu’il est immanent à la perception, peut à tout moment se diriger une réflexion originale et le jugement phénoménologique est seulement tenu de se conformer dans une expression fidèle à ce qui est saisi en elle.

 

Durkheim

 

Les règles de la méthode sociologique

Chapitre II, I. Règles relatives à l'observation des faits sociaux

En définitive, la réforme qu’il s’agit d’introduire en sociologie est de tous points identique à celle qui a transformé la psychologie dans ces trente dernières années. De même que Comte et M. Spencer déclarent que les faits sociaux sont des faits de nature, sans cependant les traiter comme des choses, les différentes écoles empiriques avaient, depuis longtemps, reconnu le caractère naturel des phénomènes psychologiques tout en continuant à leur appliquer une méthode purement idéologique. En effet, les empiristes, non moins que leurs adversaires, procédaient exclusivement par introspection. Or, les faits que l’on n’observe que sur soi-même sont trop rares, trop fuyants, trop malléables pour pouvoir s’imposer aux notions correspondantes que l’habitude a fixées en nous et leur faire la loi. Quand donc ces dernières ne sont pas soumises à un autre contrôle, rien ne leur fait contrepoids ; par suite, elles prennent la place des faits et constituent la matière de la science. Aussi ni Locke, ni Condillac n’ont-ils considéré les phénomènes psychiques objectivement. Ce n’est pas la sensation qu’ils étudient, mais une certaine idée de la sensation. C’est pourquoi, quoique, à de certains égards, ils aient préparé l’avènement de la psychologie scientifique, celle-ci n’a vraiment pris naissance que beaucoup plus tard, quand on fut enfin parvenu à cette conception que les états de conscience peuvent et doivent être considérés du dehors, et non du point de vue de la conscience qui les éprouve. Telle est la grande révolution qui s’est accomplie en ce genre d’études. Tous les procédés particuliers, toutes les méthodes nouvelles dont on a enrichi cette science ne sont que des moyens divers pour réaliser plus complètement cette idée fondamentale. C’est ce même progrès qui reste à faire à la sociologie. Il faut qu’elle passe du stade subjectif, qu’elle n’a encore guère dépassé, à la phase objective.

 

Locke

 

An Essay Concerning Human Understanding

Book II/Chapter II

1. Uncompounded appearances. The better to understand the nature, manner, and extent of our knowledge, one thing is carefully to be observed concerning the ideas we have ; and that is, that some of them are simple and some complex.

Though the qualities that affect our senses are, in the things themselves, so united and blended, that there is no separation, no distance between them ; yet it is plain, the ideas they produce in the mind enter by the senses simple and unmixed. For, though the sight and touch often take in from the same object, at the same time, different ideas ; – as a man sees at once motion and colour ; the hand feels softness and warmth in the same piece of wax : yet the simple ideas thus united in the same subject, are as perfectly distinct as those that come in by different senses. The coldness and hardness which a man feels in a piece of ice being as distinct ideas in the mind as the smell and whiteness of a lily ; or as the taste of sugar, and smell of a rose. And there is nothing can be plainer to a man than the clear and distinct perception he has of those simple ideas ; which, being each in itself uncompounded, contains in it nothing but one uniform appearance, or conception in the mind, and is not distinguishable into different ideas.

 

Conclusion provisoire

Littré : Idée. Représentation qui se fait de quelque chose dans l’esprit, soit que cette chose existe au dehors, ou qu’elle soit purement intellectuelle. / Représentation, le mot est lâché.

Les remontrances de Hume, à Descartes je suppose, sont assez plaisantes : « Malheureusement, toutes ces assertions positives sont contraires à l’expérience même qu’on allègue en leur faveur ; et nous n’avons aucune idée du moi de la manière ici expliquée. »

Nous avons ici seulement idée de l’idée, de la sensation etc. et d’expérience, point. Comme dit Durkheim, l’idée a remplacé les faits. Et ça se dit empiriste ! (du moins on le dit). Nul phénomène ici, mais seulement fantasmagorie. C’est bien d’un bourgeois, ça, c’est à dire d’un individu (Weber nous dit que les sauvages sont bien moins cons sur ce sujet).

Voilà un exemple flagrant de la nécessité de commencer par la question « que savons nous ? » Plutôt que par « Que pouvons nous savoir ? » et « Comment pouvons nous le savoir ? » Nous savons, point ! Il faut commencer par-là. Il fallut cependant deux, trois, quatre mille ans pour en parvenir à cette évidence. Il fallut, en un mot, que fût inventé le bourgeois, c’est à dire l’individu, ce triste con… et trois siècles d’errance bourgeoise.

L’ensemble des arbres d’une forêt n’est pas une partie de la forêt. Bien mieux : les arbres ne peuvent grandir ensemble. Les chats peut-être, les hommes certainement. Encore mieux : non seulement ils le peuvent mais ils ne peuvent faire autrement. (Je ne veux pas du tout dire qu’ils sont obligés de vivre dans la même boîte, comme des rats dans un laboratoire — ça, c’est bon pour les prétendus écologistes, qu’ils crèvent, ces connards —, je veux dire qu’ils sont obligés de se promener ensemble. Allez, faites un effort.)

Je place mes pièces pour faire un échec et mat.

 

  

  

 

 

 

M. Ripley s’amuse